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Le Libre-Arbitre en question …

Dans "Humain, trop humain", en 1878, Nietzsche écrivait (§106) : " Au spectacle d'une cascade, nous pensons voir caprice et arbitraire dans les innombrables courbures, ondulations et brisements de ses vagues ; mais ..."

... tout y est nécessaire, le moindre remous mathématiquement calculable. Il en est de même pour les actions humaines ; on devrait, si l'on était omniscient, pouvoir calculer d'avance un acte après l'autre, aussi bien que chaque progrès de la connaissance, chaque erreur, chaque méchanceté. Le sujet qui agit est quant à lui, sans doute, pris dans l'illusion de son libre arbitre; mais si la roue du monde venait à s'arrêter un instant et qu'il y eut une intelligence omnisciente, calculatrice, pour mettre à profit de telles pauses, elle pourrait à partir de l'à prédire l'avenir de chacun des êtres jusqu'aux temps les plus éloignés et marquer toutes les traces dans lesquelles cette roue passera encore. L'illusion de l'acteur sur lui-même, le postulat de son libre arbitre, font partie intégrante de ce mécanisme à calculer."

Il est convenu de diviser la vie philosophique de Nietzsche en trois périodes consécutives, mais pas réellement étanchement séparées.

La première période pourrait être qualifiée de romantique et tournait autour de l'idée de l'Artiste accompli, inspirée par Schopenhauer et par Wagner.

Durant la troisième et dernière période de sa pensée, Nietzsche développe une mystique dionysiaque autour de deux livres majeurs (ses chefs-d'œuvre) : "Le Gai Savoir" et "Ainsi parla Zarathoustra".

"Humain, trop humain" appartient à la période intermédiaire que l'on pourrait qualifier de "rationaliste" et dont le déterminisme est une des caractéristiques.

L'extrait ci-dessus traite de l'opposition entre "libre-arbitre" et "déterminisme".

La position du "libre arbitre" affirme la liberté (relative) de l'homme et la possibilité qu'il a de décider lui-même, au moins partiellement, de la menée de son existence.

Un des champions récents de la liberté et du libre-arbitre fut Jean-Paul Sartre qui disait, entre autres : "En fait, nous sommes une liberté qui choisit, mais nous ne choisissons pas d'être libres : nous sommes condamnés à la liberté." et : "La liberté, c'est ce que nous arrivons à faire avec ce qu'on nous a fait."

La thèse "déterministe" en est l'exact opposé. Comme l'affirme Pierre-Simon de Laplace (le grand physicien de l'époque napoléonienne) dans l'introduction de son "Essai philosophique sur les probabilités" : "Nous devons donc envisager l’état présent de l’Univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’Analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l’avenir, comme le passé serait présent à ses yeux."

L'encyclopédie anonyme en ligne, Wikipedia, décrit parfaitement le dilemme existant entre ces deux notions essentielles de "libre-arbitre" et de "déterminisme" :

" Le libre arbitre est la faculté qu’aurait l'être humain de se déterminer librement et par lui seul, à agir et à penser, par opposition au déterminisme ou au fatalisme, qui affirment que la volonté serait déterminée dans chacun de ses actes par des « forces » qui l’y nécessitent. « Se déterminer à » ou « être déterminé par » illustrent l’enjeu de l’antinomie du libre arbitre d'un côté et du destin ou de la « nécessité » de l'autre."

C'est sans doute Augustin d'Hippone (345-430), dans son célèbre "De libero arbitrio", qui, le premier, a traité du libre-arbitre (le mot est de son invention, semble-t-il) :

"D’où vient que nous agissons mal ? Si je ne me trompe, l’argumentation a montré que nous agissons ainsi par le libre-arbitre de la volonté. Mais ce libre-arbitre auquel nous devons notre faculté de pécher, nous en sommes convaincus, je me demande si celui qui nous a créés a bien fait de nous le donner. Il semble, en effet, que nous n’aurions pas été exposés à pécher si nous en avions été privés ; et il est à craindre que, de cette façon, Dieu aussi passe pour l’auteur de nos mauvaises actions (…).

La volonté libre sans laquelle personne ne peut bien vivre, tu dois reconnaître et qu’elle est un bien, et qu’elle est un don de Dieu, et qu’il faut condamner ceux qui mésusent de ce bien plutôt que de dire de celui qui l’a donné qu’il n’aurait pas dû le donner"

On l'a bien compris, Nietzsche a choisi son camp. Il nie, purement et simplement, l'existence et la possibilité d'existence de quelque libre-arbitre que ce soit. Pour lui, dans ce texte, tout est parfaitement déterminé et le déterminisme est absolu. Il rejoint complètement les vues de Laplace qui seront, aussi, celles d'Albert Einstein.

D'un côté, la science classique affirme et démontre souvent que tout ce qui constitue le monde matériel qui est le nôtre, est soumis à des lois physiques auxquelles rien ne peut échapper. La science classique penchait plutôt du côté du déterminisme comme en témoigne Laplace et Einstein.

Face à cette position, les tenants du libre-arbitre étaient alors obligé de considérer un être humain dual, constitué d'un corps matériel soumis aux déterminismes physiciens et d'un esprit (ou d'une âme) relevant de l'immatérialité et échappant ainsi aux lois inexorables de la matérialité.

La négation de l'existence de cette âme condamnait l'homme au pur déterminisme physicien. Son affirmation, au contraire, permettait à l'esprit de contrecarrer les lois matérielles et, ainsi, d'échapper, ne serait-ce que partiellement, à leur déterminisme : le libre-arbitre devient alors possible. Mais encore faut-il que l'homme en apprenne le bon usage.

Mais la physique a évolué très fondamentalement au 20ème siècle selon deux voies.

La première voie vient du principe d'incertitude d'Heisenberg qui est un des fondements de la physique quantique : le déterminisme physicien n'est plus absolu et le raisonnement de Laplace s'effondre dès lors que l'on sait qu'il est impossible de connaître, en même temps, la position exacte et la vitesse exacte de toutes les particules au sein d'un système quelconque. Il est donc impossible de calculer précisément leurs trajectoires et le déterminisme n'est plus que probabiliste. La certitude laplacienne s'effondre et devient une probabilité quantique …

La seconde voie, beaucoup plus féconde, est ouverte par la physique des processus complexes (héritière de la thermodynamique) qui démontre que, dans toute une série de configurations instables où une multitude de constituants interagissent intensément, d'une multitude de manières, le système est pris en tenaille entre deux déterminismes : un déterminisme extérieur qui résulte de toutes les pressions et forces qui s'exercent sur lui, et un déterminisme intérieur qui résulte de son impératif de dissiper ses tensions internes et de sortir de son état dangereusement instable.

Il arrive que ces deux déterminismes s'opposent l'un à l'autre et finissent par s'annuler mutuellement. Le système complexe, alors, devient "libre" d'inventer une solution inédite pour sortir de son impasse. Il invente donc une forme de libre-arbitre qui permet, aux physiciens contemporains, de comprendre ce qu'ils appellent des "propriétés émergentes".

Conclusion

Le libre-arbitre n'est logiquement possible que lorsque deux déterminismes s'opposent jusqu'à s'annuler.

La théologie augustinienne opposait ainsi le déterminisme physique de la matérialité et le déterminisme moral de la divinité.

La physique complexe oppose un déterminisme extérieur (les lois mécaniques des forces) et un déterminisme intérieur (les impératifs thermodynamiques de dissipation optimale des tensions).

Dans ces deux cas, un libre-arbitre partiel devient possible non pas "contre" les déterminismes, mais "au-delà" des déterminismes.

 

Marc Halévy

Le 01/11/2019