Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

L'intelligence de la Nature

Ce texte fait le compte-rendu de ma part d'une conférence à deux voix faite avec mon complice Gauthier Chapelle, dans le cadre de la Convention Internationale 2015 du réseau APM (Association Progrès du Management).

L'intelligence est cette faculté qui permet de relier entre eux les éléments d'un ensemble de façon cohérente. L'intelligence maille ce qui, sans elle, resterait épars. L'intelligence construit des réseaux. Réciproquement : tout ce qui construit des réseaux, des maillages, des reliances fait preuve d'intelligence. Il y a donc une intelligence dans la Nature puisque tout y est maillé et réticulé, depuis les particules élémentaires dans les atomes, jusqu'aux galaxies dans les amas, en passant, bien sûr, par tout ce qui vit, tout ce qui interagit, tout ce qui advient par l'entremise d'inextricables interdépendances intriquées.

Mais ces réseaux que l'intelligence cosmique tisse à perdre haleine, sont très divers dans leurs organisations. Ce qui les différencie, s'appelle leur "complexité" et celle-ci s'apprécie selon trois critères fondamentaux : leur multiplicité qui mesure la densité et la variance des entités qu'ils relient entre elles, leur fractalité qui mesure la densité et la variance des "canaux" qui raccordent ces entités, et leur activité qui mesure la densité et la variance des flux qui circulent dans ces canaux. La complexité (ou le niveau néguentropique, ce qui revient presque au même) d'une organisation, d'un réseau, d'une architecture est le produit de ces trois facteurs. De plus, la Nature connaît une loi fondamentale : en tout, elle vise à extrémiser la complexité de ses productions soit en la rendant minimale (c'est le second principe de la thermodynamique classique), soit en la rendant maximale (ce qui induit les structures dissipatives, l'auto-organisation et l'autopoïèse).

Lorsqu'une organisation tend à minimaliser le nombre de ses canaux, par exemple, on aboutit à une structure pyramidale hiérarchique typique des systèmes mécaniques qui sont des systèmes dits "pauvres". Tout au contraire, lorsqu'elle vise à maximaliser le nombre de ses canaux, la structure devient réticulée et le système est dit organique et "riche". Au contraire de beaucoup d'artefacts humains qui sont mécaniques (donc d'un niveau très bas de complexité), la plupart des systèmes naturels sont construits sur des modèles organiques réticulés, à haute complexité ; ceci explique pourquoi les systèmes naturels sont presque tous irréversibles (une fois démontés, ils ne peuvent plus être remontés, comme le serait un moteur : un arbre abattu ne peut plus être "recollé") et soumis à la "fatalité entropique" : tous les systèmes naturels naissent, croissent, mûrissent, déclinent et finissent par mourir. Le contraire de la mort, c'est la naissance ; le Vie, elle, est éternelle.

Quoi qu'il en soit, pour qu'un réseau puisse émerger et perdurer, il faut d'abord qu'il réponde à une intention c'est-à-dire à une tension intérieure qui doit être dissipée. Cette notion d'émergence est capitale : la reliance induit des architectures, de plus en plus complexes, qui visent à extrémiser la complexité d'un ensemble. Cette émergence d'architectures dissipatives s'appelle l'autopoïèse. Plutôt que d'architectures, on pourrait d'ailleurs parler d'architextures qui offre un sens plus riche et moins statique.
L'idée d'intention est essentielle : s'il n'y a pas d'intention - ne serait-ce que celle d'extrémiser la complexité des ensembles -, il ne pourrait y avoir quelque architexture que ce soit. Autrement dit, les éléments d'un ensemble doivent avoir une "bonne raison" (un "projet", en somme) de se relier les uns aux autres pour former des réseaux complexes. C'est cette "bonne raison", ce "projet" que l'on appelle l'intention.

Mais celle-ci de suffit pas car, pour que les architextures émergentes puissent durer, croître, se perpétuer et se reproduire, il faut encore qu'il y ait de la mémoire - ne serait-ce que pour se remémorer l'intention que l'on avait. Cette mémoire, bien sûr, comme la mémoire humaine, se construit par accumulation des expériences vécues et forme le substrat sur lequel le processus intentionnel pourra s'accomplir.

En conclusion, il appert que l'intelligence, qu'elle soit cosmique ou humaine, fait le pont entre la mémoire (le passé accumulé) et l'intention (le futur visé) en induisant des reliances plus ou moins complexes entre les entités présentes.
Pour que ces reliances puissent être effectives et durables, il leur faut, à chaque instant, des ressources (des entités interagissantes qui constituent leur territorialité, leur spatialité), des organisations (des structures de complexité qui constituent leur morphologie, leur modèle) et de l'activité (des flux circulants qui constituent leur interactivité).

Un dernier mot, plus métaphysique : dès lors que l'on parle d'intelligence cosmique, de mémoire cosmique et d'intention cosmique, on quitte la vision mécaniste du monde que la physique classique avait colportée et exploitée jusqu'ici, pour entrer dans une autre vision du monde, organiciste et intentionnaliste, cette fois : l'univers est un vaste organisme vivant, animé (anima, en latin, signifie "âme") de la simple intention d'accomplir tous ses possibles.
Et si l'on veut bien suivre les théories physiques d'aujourd'hui, force est d'admettre que l'espace-temps et la matière ne sont pas premiers, mais seconds c'est-à-dire qu'ils sont produits par l'intelligence cosmique.
On comprend, alors, que la nouvelle physique et la nouvelle cosmologie ne soient plus matérialistes, mais bien spiritualistes. Car que sont cette intelligence cosmique, cette mémoire cosmique et cette intention cosmique si ce n'est l'Esprit au sens que Goethe, Schelling ou Hegel donnaient à ce mot, si ce n'est Dieu dans l'acception panenthéiste d'un Spinoza ou d'un Einstein ?

Marc Halévy, 3 octobre 2015.