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Vivre le Tao

Dire le Taoïsme … Vivre le Tao … Ce n'est pas du tout la même chose, bien sûr. Mais cela est vrai aussi pour toute doctrine philosophique et pour toute tradition spirituelle. Dire et vivre … Comme le rappelait Schopenhauer, il y a des philosophes et il y a des professeurs de philosophie. Comme il existe des physiciens et des fonctionnaires de la physique.

Ma passion pour le Taoïsme est née à la lecture d'un livre : "Le Tao de la Physique" de Fritjof Capra paru en anglais en 1975 - traduit en français en 1985 (Ed. Sand). J'entamais alors ce qui sera, pour longtemps, mon cheminement de chercheur en physique théorique … mais toujours appuyé sur des études de philosophie, en général, et de taoïsme, en particulier.
J'ai acheté ma première traduction française, par Liou Kia-Hway (préface d'Etiemble), du Tao-Té-King (NRF-Idées) très peu après, en août 1975. Elle ne m'a jamais quittée et j'ai été bien heureux de découvrir que l'édition "Pléiades" des "Philosophes taoïstes" avait opté pour le même traducteur, mais dans une traduction assez largement revisitée.
Mon amour du Tao est né de ces deux rencontres livresques, comme furent de belles rencontres celle avec Erik Sablé ("Sagesse libertaire taoïste" - Ed. Dervy - 2005), sur un plateau de télévision, ou celle avec François Jullien ("La pensée chinoise" - Ed. Seuil - 2007) lors d'un colloque de trois jours à Font-Romeu, dans les Pyrénées. Mais trêve d'évocations anecdotiques …

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Dire le Taoïsme … Vivre le Tao … Ce n'est pas du tout la même chose, bien sûr. Mais cela est vrai aussi pour toute doctrine philosophique et pour toute tradition spirituelle.
Dire et vivre …
Comme le rappelait Schopenhauer, il y a des philosophes et il y a des professeurs de philosophie. Comme il existe des physiciens et des fonctionnaires de la physique.

Le Tao est un fleuve qui coule. Il emporte tout avec lui. Il est fertile, bourré de bons limons. Il engendre tout, fertilise tout, contient tout, porte tout. Il est le Devenir, au sens le plus ontologique du terme. Pour vivre le Tao, il convient donc, d'abord, d'accepter et d'assumer cette impermanence qui est au cœur de la pensée asiatique.
Tout évolue. Tout change tout le temps. Le monde autour de moi. Le monde en moi. Et moi, aussi. Je n'existe pas. Ou plutôt : "je" n'existe pas. Ce "je" qui s'impose comme un filtre, comme un masque, comme un voile entre mon mode intérieur (l'Atman, dirait-on en Inde) et mon monde extérieur (le Brahman) ne sont pas séparés, ne sont pas distincts, ne sont pas distants. Ils forment les deux faces de cette même médaille appelée "existence".
Vivre le Tao, c'est s'immerger totalement dans ce flux du Devenir. Il s'agit de ne plus "vouloir-être" comme le disait Schopenhauer (un des premiers philosophes a avoir étudié et compris la pensée indienne des upanishads). Il s'agit de vouloir Devenir et même de vouloir le Devenir.
Toute la pensée occidentale, ou presque, est ancrée dans une métaphysique de l'Être, de la recherche de ce qui est immuable "derrière" les apparences changeantes. Lao-Tseu en rirait : il n'y a pas d'Être, il n'y a rien d'immuable. Tout évolue, change et se transforme sans répit. La permanence est une illusion qui ne révèle que des différence de vitesse d'évolution. Une montagne évolue si lentement par rapport à une vie humaine, qu'elle paraît, aux yeux de l'homme, inaltérable et éternelle. Mais on sait bien aujourd'hui, au travers des sciences géologiques, qu'il n'en est rien et qu'à l'échelle de quelques centaines de millions d'années, la montagne, elle aussi, est vivante.

Car le Tao, c'est la Vie. Une Vie cosmique inépuisable qui donne vie à tout ce qui existe. Vivre la Vie (et pas seulement ma vie), voilà le grand défi jeté.
Dans son Zarathoustra, Nietzsche décline le chemin initiatique vers la Vie en trois temps. Le temps du Chameau qui subit la Vie par résignation. Le temps du Lion qui saccage la Vie par révolte. Et le temps de l'Enfant qui laisse la Vie pousser en lui et qui joue le jeu de la Vie sans tricher.
L'occident moderne, depuis que Galilée et Descartes lui ont fondé le paradigme de la quantité et de la domination, est resté bloqué au stade du Lion : il saccage le monde, la Nature et la Vie pour satisfaire ses caprices puérils. Et notre époque lance un cri d'alarme : si elle veut survivre, il est grandement temps que l'humanité passe du stade Lion de la révolte contre la Vie, au stade Enfant de la Vie assumée.
Assumer la Vie, la grande Vie cosmique, voilà tout l'art de vivre dans le Tao.

Il ne s'agit pas de se battre contre le monde puisque le monde c'est aussi soi. Il s'agit d'agir sans agir (Weï wou weï en mandarin). Fatalisme ? Soumission ? Renoncement ? Abdication ? Passivité ? Que nenni ! Tout le contraire. Le Tao est un fleuve qui coule. Vouloir en remonter le courant (pour aller où ?), est aussi absurde que de tenter de rester sur place (la quête de l'Être immuable). En revanche, dès que l'on accepte et assume le courant de Vie, il est loisible d'aller en tous les lieux de l'aval. La liberté consiste à accepter et à assumer que la Vie dans laquelle nous vivons, est un vaste courant cosmique qui a un sens, une direction, une logique qui lui est propre. Se battre contre cette Vie, c'est choisir la Mort.
Au nom de l'orgueil narcissique et nombriliste de l'homme "humaniste", l'occident a décidé de se construire contre le courant, contre la Vie et la Nature, contre le Tao. Cette aventure-là se termine sous nos yeux, sur une Terre ravagée, empoisonnée, pillée, en ruine.

Vivre le Tao, c'est vivre la Nature et la Vie. Les anciens philosophes stoïciens avaient inventé un joli mot pour ce regard-là sur l'univers : hylozoïsme. La hylé, c'est la substance universelle. Le zôon, c'est l'animal vivant. Tout ce qui existe est vivant. L'univers lui-même doit être vu comme un vaste organisme vivant où tout est dans tout, où tout est interdépendant de tout, où tout est cause et effet de tout, où tout évolue avec tout. Bref : cet univers vivant et organique, c'est le Tao même.
Nous sommes là tout à l'opposé de la vision mécaniste, atomistique, analytique et réductionniste de l'occident moderne. Le Tao est un Tout-Un. Il est un Tout parce que tout ce qui existe vient de lui et retourne à lui. Rien n'est hors lui - il n'y a ni au-delà, ni arrière-mondes, ni surnaturel. Le Tao est Tout. Mais il est aussi Un c'est-à-dire unique, unitaire, unifié ; c'est cette unité même qui fonde l'interdépendance de toutes ses parties. Le Tao est donc aussi le principe de cohérence cosmique qui est à la source de toutes les harmonies visibles et invisibles.
Cette notion d'harmonie est centrale ! L'éthique chinoise vise non pas la justice ou la vérité, mais l'harmonie et met en œuvre, pour l'atteindre, des stratégies subtiles, indirectes, floues, humbles comme l'a si bien montré François Jullien. Ainsi, faire perdre la face à quelqu'un, c'est rompre l'harmonie de la relation … Il ne s'agit pas, comme on le dit parfois, de dissimulation, d'hypocrisie, de circonvolutions, de tergiversations, etc … Il s'agit d'un art mesuré et fragile d'une harmonie interpersonnelle relevant d'une forme d'esthétique éthique qui doit être centrale et prioritaire.

La pensée taoïste a repris et forgé des outils conceptuels pour comprendre la logique cosmique, le Logos à l'œuvre par la Tao, qui fonde l'harmonie universelle.
Il y a d'abord le vieux couple indissociable du yin-yang., trop connu pour être bien connu. Il ne s'agit nullement d'une dualité, mais d'une bipolarité. Etymologiquement, le yin est l'ubac, le côté ombragé de la montagne, alors que le yang en est l'adret ensoleillé. Et l'on comprend bien qu'au fil des heures de la journée, le yin devient yang et vice-versa. Il est donc faux de parler du couple yin-yang, comme on le fait souvent en occident, en l'assimilant aux dualités féminin-masculin, blanc-noir, passif-actif, etc …
Un autre modèle fameux utilisé, est celui des cinq "éléments" : Eau, Bois, Feu, Métal et Terre (l'Air des Grecs en est absent) qui se nourrissent et se détruisent mutuellement selon des cycles précis. La Terre mange le Métal qui mange le Bois qui mange l'Eau qui mange le Feu qui mange la Terre … etc.
Sans entrer dans le détail, notons seulement que le terme "éléments" est inapproprié pour ces cinq catégories traditionnelles, et qu'il vaudrait mieux parler de "modalités". Le terme "éléments" sous-entendrait un atomisme, une analycité, un mécanicisme totalement étrangers à la pensée chinoise (comme à la pensée grecque présocratique, d'ailleurs).

Vivre le Tao, c'est aussi développer un art de vivre construit sur quelques vertus.
Quelles sont-elles ?
Tranquillité. Bienveillance. Joie. Ce sont les trois vertus que je retiendrai ici.
Mais auparavant, il est nécessaire de bien distinguer l'éthique taoïste de l'éthique confucéenne.
Ces deux piliers de la pensée chinoise viennent d'un fond commun. Certes. Mais le regard qu'ils posent est souvent très différent, voire antagonique.
L'éthique taoïste est libertaire, désaliénée, "barbare", proche de la Nature : les estampes l'indique en représentant un homme minuscule perdu au fond d'une paysage naturel grandiose. L'homme est remis à sa juste place : infime, insignifiante.
L'éthique confucéenne est protocolaire, structurée, "civilisée", obsédée de Culture.
L'histoire chinoise est, ainsi, ballotée dans une bipolarité forte entre ordre strict (confucéen) et désordre joyeux (taoïste).

Tranquillité …
Le mot est beau. La notion, riche. Tranquillité, sérénité, équanimité, détachement, sagesse, paix, quiétude, placidité, impassibilité,  … tous sont proches sans être vraiment synonymes. On retrouve, sans doute, une vertu stoïcienne qui est de ne se préoccuper que de ce dont on est maître et de cultiver l'indifférence pour tout le reste.
L'idée de tranquillité n'est pas une indifférence généralisée, un je-m'en-foutisme, une indolence si prisée par tant de jeunes occidentaux aujourd'hui. La tranquillité naît de l'acceptation et de l'assomption du Réel tel qu'il est et tel qu'il va. Ce qui peut être fait, doit être fait ; ce qui ne peut pas l'être, doit être accueilli tel quel.
Antidote colossal contre toutes les formes d'anxiété, d'angoisse, de crainte et de peur. L'idée de destin commence à poindre là le bout de son nez. Non pas un destin imposé et gravé de tous temps dans le marbre d'un déterminisme forcé ; mais bien plutôt, l'idée d'un destin tissés de possibles et d'impossibles, où les possibles s'ouvrent et demandent à être cultivés, et où les impossibles sont ce qu'ils sont et doivent être simplement contournés, évités, éludés. François Jullien en parle dans son "Détours et accès".
J'aime aussi à me rappeler qu'en hébreu, le nom de Noé donné à notre dernier fils, est Noa'h et qu'il signifie "tranquille", précisément.

Bienveillance …
Derrière l"'idée de bienveillance, il y a celle de respect de l'autre, mais pas seulement car la bienveillance est cette vertu qui veille au bien de l'autre lorsqu'il se présente. Et mettons bien les point sur les i : cet autre n'est pas seulement l'autre humain. Il est tout autre. Cette mésange, ce chien, ce troupeau de moutons, ce châtaignier, ce brin d'herbe, ce ruisseau, cette montagne, cette forêt, cette pierre, ce livre, ce marteau … et cet Autre qu'il ne faut pas nommer mais qui me contient et tous les autres avec moi.
Etre bienveillant, donc, c'est veiller au bien de l'autre, c'est l'accueillir tel qu'il est et non pas projeté sur lui ce que l'on est soi, ce que l'on ressent soi, ce que l'on veut pour soi, ce que l'on rêve de soi … Il s'agit donc de respecte l'autre tel qu'il est et ni tel que l'on voudrait qu'il soit, ni tel que l'on croit qu'il est.
Je ne connais pas de principe éthique plus stupide que celui qui dit : "fais à autrui ce que tu voudrais qu'on te fasse", ou sa formulation symétrique : "ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse". Cette espèce d'uniformisation, cette volonté d'universalisme sont contre-nature et nient, de fait, les différences inouïes et riches qui forment les identités des étants.
Si je suis masochiste, je jouis à être flagellé, donc, en suivant ces préceptes grotesques, je devrais me mettre à flageller tout et tous autour de moi.
Non. La bienveillance ne prône as ces morales universalistes et uniformisante : elle prend l'autre dans sa différence foncière et procède tout simplement en trois temps.
Primo : qu'attends-tu de moi ?
Secundo : qu'ai-je à t'offrir ?
Tertio : comment faire converger les deux ?
Et surtout … ne pas répondre à la question à la place de celui à qui elle s'adresse. La bienveillance, c'est aussi accepter que la réponse de "l'autre" à la première question : "qu'attends-tu de moi ?" puisse être : "rien !" … ou un long silence.
Il ne faut donc surtout pas confondre "bienveillance" et "charité" …

Joie …
Baroukh Spinoza est le philosophe de la joie, de la gaudium latine. Gaudeamus, criait le rituel de la messe catholique lorsqu'il parlait latin : "Réjouissons-nous".
Cultiver la joie, c'est se rendre capable de se réjouir, se rendre capable de réjouissance. Et cela n'est pas affaire de hasard, mais de volonté, de libre volonté.
La joie se cultive donc. Elle est un certain regard sur l'existence. Elle est une manière de regarder ce qui existe en soi et autour de soi. Elle est une manière de vivre, donc, un art de vivre.
Le mot "joie" dérive du verbe "jouir" qui a donné aussi son doublet : "jouissance". N'en déplaise aux contempteurs de la chair : la joie est ce que l'on ressent lorsqu'on jouit. Mais prenons garde à ne pas confondre joie et plaisir charnel. La joie n'est jouissance que lorsqu'elle concerne l'existence ou la vie prises comme un tout. Le plaisir est ponctuel. La joie est un état d'esprit. Un homme joyeux accueille la joie et la fait vivre en lui. Et elle, pour le remercier de cet accueil, lui illumine le regard, lui donne le sourire, lui chauffe le cœur, et lui ouvre les portes de la bienveillance, de l'alliance avec tout ce qui existe, de la résonance avec soi et le monde.
La joie est, à la fois, un état d'esprit et un art de vivre. La joie se décrète. Elle est une méthode que l'on adopte. Elle consiste, d'abord, à accepter, à assumer et à se réjouir du Réel tel qu'il est et tel qu'il va. "Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles", disait Leibniz ; ce qui faisait rire aux éclats les esprits soi-disant forts. Il n'y a pas de quoi rire. Le monde est ce qu'il est, comme il est ; il n'y en a pas d'autres et il se fiche comme d'une guigne des états d'âmes humains. Le monde n'est pas là pour l'homme ; c'est l'homme qui est là pour le monde. Il faut remettre à l'endroit ce que Descartes et les modernes avaient mis à l'envers. L'homme doit être remis au service de ce qui le dépasse : la Vie, le Cosmos, l'Un, Dieu (pour moi, ce mot est synonyme des trois précédents). L'homme ne prend sens et valeur que dans ce don de soi au plus grand que soi. Le nombrilisme, le narcissisme, l'anthropocentrisme ou l'humanisme sont des synonymes : ils sont tous délétères. L'homme et ses "idéaux" qui ne sont que des caprices puérils, ne sont au centre de rien, au sommet de rien, le but de rien.
L'homme a une raison d'être, comme tout ce qui existe ! C'est cela qui fonde la rationalité du Cosmos. Et la raison d'être de l'homme est d'être le pont entre la Vie et l'Esprit, comme l'algue bleue fut le pont entre Matière et Vie. Hors de là, point de salut. Toute vie d'homme qui n'est pas totalement consacrée à l'avènement de l'Esprit sur Terre, est une vie gâchée, inutile, perdue, sans sens ni valeur.
Spinoza ne disait rien d'autre lorsqu'il disait que la joie est la conséquence de l'accomplissement de la vocation qui habite chacun (il appelait cette vocation le conatus). Tout homme qui, consciemment, délibérément, constamment, accomplit sa vocation d'homme, vit dans le joie permanente. Tous les autres se condamnent à la tristesse. Et cette tristesse intérieure est bien le ferment de toutes les détresses que l'on voit, et qui tentent de se fuir dans l'alcool, la drogue, le bruit, les plaisirs artificiels, le sexe, le virtuel, les sensations fortes … ou l'idéologie.
Car toute idéologie, qu'elle soit politique ou religieuse, n'est que le phantasme d'un monde "idéal" ("idéal" pour qui ?), rêvé pour éradiquer le monde réel : celui qui déteste l'herbe et la boue (parce qu'elles tachent ses jolis souliers vernis), rêve d'un monde de béton et de tarmac.
Lorsque l'on parle joie en rapport avec la Tao, on ne peut manquer de songer à ces moines bedonnants, errants et hilares qu'à tort, on présente comme des bouddhas. On ne peut manquer de songer à ce poète de l'ivresse que fut Li Po, au 8ème siècle.

Pour terminer cet avant-propos, je voudrais replacer l'apport de la philosophie taoïste comme vision de l'humanité et de l'humain.
Pour parler de l'homme et, ainsi, fonder une anthropologie, la philosophie, en général, propose trois voies distinctes : l'humanisme, l'individualisme et le personnalisme.

L'humanisme parle de l'homme en général, de façon générique. Il utilise volontiers la majuscule et disserte de l'Homme qui, alors, devient un quasi synonyme d'humanité. Il s'agit donc d'une vision collective de l'homme, soit comme espèce humaine, soit comme société humaine. Ce qui fonde l'homme, ainsi posé, c'est ce qui lui est propre face aux autres étants, en général, et aux autres vivants, en particulier. La pensée moderne, inaugurée par Descartes (1596-1650), en continuité avec Platon et Augustin d'Hippone, affirme que, par nature intime, l'homme est au-dessus de l'animalité : l'homme possède une âme divine qui le rend, par essence, supérieur aux autres vivants et lui donne, ipso facto, le droit imprescriptible de dominer et d'exploiter la Nature à ses fins. Ainsi, comme l'avait défini Protagoras d'Abdère : "L'homme est la mesure de toute chose" … même de sa propre démesure. Cet humanisme est la source d'inspiration de la Déclaration des Droits de l'Homme (celle de 1789 et celle de 1948). Politiquement parlant, il aboutit presqu'immanquablement à des doctrines relevant du socialisme tant sous des formes nationalistes (nazisme, fascisme) que sous des formes collectivistes (marxisme, communisme) ou des formes populistes (social-démocratisme, social-étatisme).

L'individualisme s'intéresse à l'individu (l'homme particulier en tant qu'être indivise, en tant que bloc d'être) et le voit comme porteur d'attributs fondamentaux comme l'identité, la liberté, la responsabilité, la volonté et la dignité. L'individualisme, en tant qu'école philosophique, est typiquement anglo-saxonne. Son héraut fut, surtout, John Locke (1632-1704). Il pose l'individu face à la société et lui enjoint de développer et de défendre son autonomie au sein de rapports soit contractuels, soit conflictuels (Homo homini lupus) avec l'Autre.
Politiquement parlant, l'individualisme fonde le libéralisme qui met la société et ses institutions (l'Etat, surtout) au strict service des individus libres. Ethiquement, il débouche sur l'utilitarisme c'est-à-dire un jugement conséquentialiste de l'action sur le seul critère de sa contribution positive au bonheur du plus grand nombre d'individus.

Le personnalisme part d'un tout autre point de vue. La personne (per-sonna) humaine (ou non humaine) est un masque au travers (per) duquel sonne (sonna) la voix de l'acteur qui se cache derrière lui. Cette étymologie nous vient du théâtre étrusque (inspiré du théâtre grec). L'idée centrale du personnalisme est que chacun porte en lui un destin, une vocation qu'il convient d'accomplir et qui dépasse, et de loin, autant l'individu que l'humanité. A l'individu qui dit : "je pense, je vis, je crée, j'agis", la personne rétorque : "il y a de la pensée, de la vie, de la création et de l'action en moi qu'il faut que je révèle, que j'actualise librement, du mieux possible, selon les voies de mon choix".
Le chantre du personnalisme fut Emmanuel Mounier (1905-1950). Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) en fut le théologien. Politiquement, cette doctrine renvoie socialisme et libéralisme dos à dos, et opte pour la troisième voie.
L'essentiel est de comprendre qu'au contraire des deux autres doctrines qui visent l'extériorité, le personnalisme vise l'intériorité et sa complète réalisation.
C'est cette voie qui est celle du Tao et de la pensée taoïste.

Marc Halévy, 17/2/2016.