Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Regard de prospectiviste

Les limites de l'arrogance humaine.

Les bons analystes font rarement de bons prospectivistes. Mes lectures récentes d'Alexandre Soljenitsyne ou de Yuval Noah Harari en sont des preuves vivantes. Tous deux sont profondément ancré dans l'histoire des hommes ; l'un dans celle de la Russie d'avant la catastrophe communiste, l'autre dans l'histoire historienne de l'humanité. Or, tous deux développent une vision du futur totalement partielle et partiale, construite essentiellement sur leur regard et leurs représentations et obsessions du présent.

En 1978, Soljenitsyne pose magnifiquement le diagnostic de la décadence de l'occident (la fin de la "courbe rouge" et des valeurs modernes : humanisme, mécanicisme, démocratisme, droit-de-l'hommisme, technologisme …), mais n'entrevoit pas un seul instant ni l'effondrement de l'URSS, ni la mercantilisation de la Chine, ni l'effondrement de l'Afrique, ni l'arrogance des empires du pétrole ; son obsession est la rechristianisation …

En 2018, Harari réduit les scénarii d'avenir principalement à la seule montée en force du mythe transhumaniste californien et effleure à peine l'évolution catastrophique du rapport démographie/ressources et de la transmutation en cours "de toutes les valeurs" ; il s'obstine dans un vision linéaire (humaniste de gauche) de l'histoire et ignore les cycles paradigmatiques.

Ce syndrome est connu aussi du monde des comptables, garants des traces quantitatives du passé des entreprises, mais incapables d'en construire un avenir puisque celui-ci échappe très largement au quantitatif et dépend surtout d'enthousiasmes et de charismes non comptabilisables.

On retrouve cette dichotomie, aussi, dans le domaine des idéologies :

  • où les conservatismes, toujours sécuritaires, pêchent par aveuglement radical et souvent volontaire à propos des ruptures, bifurcations et autres logiques mutationnelles,
  • et où les progressismes, souvent libertaires, pêchent par amnésie à propos des gabegies et barbaries humaines liées à l'orgueilleux oubli des déterminismes naturels et culturels qui canalisent l'histoire des hommes.

Il semble qu'il y ait là un nouvel exemple de l'incompatibilité foncière entre les visions sécuritaires du monde (le passé connu sécurise souvent trop) et les visions libertaires du monde (le futur inconnu stimule souvent trop).

Le regard du prospectiviste sur le grouillement humain doit donc être celui de l'entomologiste sur la termitière ou la fourmilière, et considérer les conditionnements naturels et culturels humains comme des facteurs et des moteurs d'histoire infiniment plus puissants que les artificielles institutions que les hommes croient être essentielles.

La maison que l'on construit et que l'on meuble, aura la forme de la manière dont on veut y vivre. Ce n'est donc pas la maison qui façonne l'habitant. De plus, toute maison est faite de matériaux éphémères ; elle aura donc une durée de vie et n'est jamais bâtie pour l'éternité.

L'histoire de l'humanité est semblable au film de l'histoire séculaire d'une ville, passé en accéléré, qui montre la mise en œuvre de logiques urbanistiques où les politiques humaines interviennent finalement très peu.

L'humanité obéit, bien plus que l'on ne croit, aux lois de la physique des systèmes et processus complexes … avec ses phases chaotiques … et ses effets papillons d'origine humaine … ou non.

Marc HALEVY 1/11/2018