Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Internet : l'outil ne fait pas la main

Nous vivons une révolution numérique, partie émergée d'une révolution noétique sous-jacente. Mais il ne faut pas se leurrer, Internet ne rend ni plus savant, ni plus intelligent, ni plus sage.

Le fonctionnement des sociétés se transforme très rapidement et la connexion numérique y est pour beaucoup. Il me parait clair que, comme les marchés qui évoluent déjà vers une structure réticulée de niches de proximité économique, les sociétés évoluent vers une structure réticulée de communautés d'appartenance socioculturelle (j'ai appelé cette tendance lourde "l'effet mosaïque" ; on la retrouve partout, dans toutes les dimensions de l'humanitude actuelle). Les grandes structures institutionnelles (les Etats, notamment) - tout comme les grosses entreprises monolithiques - sont appelées, sinon à disparaitre, du moins à se voir marginalisées (parce que trop hiérarchiques, trop pyramidales, trop lourdes, trop lentes, trop rigides, trop anonymes, etc …). Nous vivons une remake de la fin du jurassique et de l'extinction des gros dinosaures au profit des petits lémuriens agiles et mobiles (dont l'ancêtre de l'homo sapiens demens). La révolution numérique en est à la fois le moteur et l'instrument.

Mais une société qui bouge et change et se métamorphose, n'est pas forcément une société qui progresse vers plus d'intelligence et plus de sagesse. Là est le hic. La révolution numérique, parce qu'elle est "démocratique" (tout quiconque est connectable quasi gratuitement et peut "prendre la parole" et s'étaler de tout son long dans la vitrine virtuelle) est condamnée à la vulgarité et à la médiocrité. Trop d'informations tue l'information, trop de connexions tue la connexion. La problématique de la pollution massive de la toile par de l'information pléthorique mais insignifiante, inepte, débile, inutile, futile, empoisonnée, virale, etc … est immense et inquiétante. La toile peut tuer la toile. Comme la télévision et les médias de masse ont tué la télévision culturelle et la presse intelligente. Comme la démocratisation du ski a tué la montagne. Comme la démocratisation des arts martiaux en a fait des sports de combat, sans âme et sans spiritualité, sans noblesse et sans élégance. Comme la démocratisation du capitalisme (la massification de l'argent facile et de la spéculation débile) a tué l'économie capitaliste et transforme la finance en l'ennemi le plus dangereux de l'économie réelle et des entreprises.

La révolution numérique qui est la part technologique de ce que j'ai appelé la révolution noétique, tremplin d'émergence de la société de la connaissance et de l'économie de l'immatériel, la révolution numérique, dis-je, accélère la déliquescence du paradigme industriel et signe la fin de l'ère moderne, mais elle ne garantit en rien l'émergence d'une nouvelle intelligence et d'une nouvelle sagesse. Statistiquement, l'homme devient, au contraire, de plus en plus illettré (l'illettrisme était de 10% des adultes en 1980, il est à présent de 17%) et de plus en plus hédoniste (le plaisir facile et primaire à court terme, le gavage consommatoire, l'euphorie aveugle du "tout, tout de suite, et bon marché"). Comme toujours, l'histoire humaine ne se construira ni avec, ni par les masses bovines qui ne réagissent - parfois massivement - qu'à l'anecdotique, à l'événement, au spectaculaire, mais qui ne comprennent rien au fond, à l'essentiel, au long terme. L'attentat du 11 septembre, l'élection d'Obama ou la dévastation d'Haïti sont des non-événements qui ne pèsent rien dans la balance réelle de l'Histoire. La réalité crue de l'Histoire est ailleurs : il y a cinq milliards d'humains en trop sur cette planète et leur rage consommatoire est délétère ; l'humanité est entrée définitivement dans une logique de pénurie quant aux ressources naturelles fondamentales (énergie, eau douce, terre arable, métaux, etc …) ; les systèmes éducatifs sont en panne et en faillite et nos enfants et petits-enfants sont condamnés - sauf pour l'élite qui pourra assumer une instruction et une éducation sur mesure et privilégiée - à devenir des robots ignares et lobotomisés, incapables de maîtriser les langages de base de l'intelligence et de la connaissance humaines : le vocabulaire moyen des Français de 18 ans a chuté de 2000 mots en 1970 à 800 mots en 2005 (et c'est bien pire aux USA) et les jeunes d'aujourd'hui sont devenus incapables de s'astreindre aux efforts de discipline et de rigueur exigés par l'étude des mathématiques.

Ce n'est pas parce que la révolution numérique permet à chacun de tout dire à tous, qu'il y a quelque chose à dire. Un tuyau vide ne fait circuler que du vent. Il ne faut pas se laisser aveugler : la multiplication et la dissémination des instruments de communication ne génèrent aucun contenu. Par exemple, la masse colossale des échanges entre adolescents, par SMS ou courriels, est quasi totalement vide de contenu, elle ne porte que sur le vécu immédiat et l'affectif primaire : aucune valeur n'en sort, c'est de la socialité pure, stérile et lénifiante.

La toile connecte et relie, mais cette reliance n'est pas, ne peut pas être un but en soi : être ensemble n'est pas une finalité mais un moyen. Antoine de Saint-Exupéry écrivait : "L'amour, ce n'est pas se regarder les yeux dans les yeux, c'est regarder ensemble dans la même direction". Vivre ensemble, sans projet, cela s'appelle du nombrilisme vain, cela s'appelle tourner en rond autour de la médiocrité moyenne. Or, je le répète, le seul projet des masses est de se gaver de tout, tout le temps, au moindre coût.

La révolution numérique, si elle n'est pas mise - par les élites nouvelles qui ne sont ni politiques, ni économiques - au service d'un projet humain qui la dépasse, s'épuisera à prendre le brancard pour le blessé. Cela m'amène à croire que la révolution numérique ou noétique, sans une profonde révolution spirituelle globale, n'est qu'un emplâtre sur une jambe de bois. C'est l'âme humaine qu'il faut transformer, et la technologie y est impuissante : l'outil ne crée pas la main !

Marc Halévy, février 2010