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Questions de propriété ...

La notion de propriété doit être revisitée pour deux raisons majeures : elle a mené à des abus délétères, surtout dans le monde infect de la spéculation à l'échelle astronomique, elle se pose avec une nouvelle acuité dans le monde de l'immatériel qui vient au centre des activités humaines d'aujourd'hui …

Avec Megaupload, Mega et Megabox, l'allemand Kim Dotcom sabote et saborde les industries "culturelles" (musique, cinéma, télévision) et interroge le principe de la propriété "intellectuelle" (dans son concept Megabox consacré à la musique, il reverse une bonne partie de ses gains aux artistes, en court-circuitant les distributeurs).

Paul Jorion, sur un registre plus doctrinal et idéologique, remet au goût du jour la fameuse maxime proudhonienne : "La propriété, c'est le vol".

Derrière ces procès faits à la propriété et à sa sacralisation (article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : "La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité", amendé par l'article 16 de celle de 1793 : "Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie."), c'est le procès de l'appropriation qui est fait.

L'appropriation est le processus qui engendre : soit le passage d'une entité quelconque de la sphère publique à la sphère privée (qui, comme le mot le dit, prive tous les autres de sa jouissance) ou d'une sphère privée à une autre sphère privée ; soit la création d'une entité quelconque au sein même d'une sphère privée et la restriction de sa jouissance à son créateur et aux seules personnes dûment accréditées par lui.

La propriété confère au propriétaire un droit de jouissance totale (y compris de destruction), directe et indirecte (le propriétaire d'un champ est aussi propriétaire de ce qui y pousse, fruit ou pas de son labeur), à sa guise et à son gré, à tout moment et, sinon pour l'éternité, du moins pour le très long terme.

Voilà pour le regard juridique. Le regard philosophique est bien différent …

La propriété et l'appropriation concernent surtout ce qui est précieux et bien moins ce qui est anodin, ou banal, ou gratuit. Et la préciosité d'une entité est liée à sa valeur d'usage c'est-à-dire à la combinaison d'une valeur fonctionnelle (l'utilité concrète de l'entité pour engendrer d'autres valeurs soit par travail, soit par spéculation) et d'une valeur symbolique (la passion que l'on investit dans l'entité). On comprend immédiatement que la préciosité d'une entité va être perçue de façons extrêmement variables par chacun selon son habileté fonctionnelle et l'ardeur de sa passion, et selon la situation vécue (un billet de banque est précieux pour faire un achat dans un magasin, mais rigoureusement sans valeur pour étancher une soif létale dans le désert).

L'appropriation a trois buts essentiels : le premier est la jouissance totale, le deuxième est la protection sûre et le troisième est le non-partage. Ces trois buts peuvent être poursuivis conjointement ou disjointement.

Prenons l'exemple d'un domaine immobilier. J'achète cette maison parce qu'elle me plait et qu'elle remplit toutes les conditions pour y mener ma vie selon mes propres critères de confort (jouissance). Je l'achète parce que je la trouve fort belle et que je ne veux pas l'abandonner à la dégradation, aux squats, à la démolition ou à la cannibalisation (protection). Je l'achète parce que je ne veux pas que d'autres viennent y vivre en même temps que moi et qui, par leur genre de vie, perturberaient grandement mon confort et mon plaisir d'y vivre (non-partage).

 

On comprend bien que plus l'objet de propriété est rare, plus la propension à l'appropriation sera grande car plus sa préciosité sera exacerbée. On s'appropriera en priorité ce qui est rare (objectivement) et précieux (subjectivement). Et la tendance démesurée voire pathologique à l'appropriation s'appelle la cupidité - qui est le cancer culturel de notre époque et qui est la cible d'un Dotcom ou d'un Jorion.

Et peut-être que le philosophe doit ici distinguer plusieurs types de jouissances et parler de jouissance active, de jouissance contemplative et de jouissance spéculative. La propriété active type est celle de la propriété de ses outils de travail et de ses outils de vie ; elle est utilitaire. La propriété contemplative est passive et ne procure qu'une jouissance esthétique comme la possession d'une œuvre d'art, par exemple. Quant à la jouissance spéculative, elle s'approprie l'objet dans le seul but de le céder à un autre, plus tard, à un prix beaucoup plus élevé.

On voit bien que, même si la mise en œuvre de cette idée se heurte à toutes les turpitudes humaines, l'éthique tendrait à accréditer la propriété active (du moins celle qui est indispensable à la "bonne vie" de son détenteur afin d'éviter l'accumulation obsessionnelle) et à discréditer - voire à interdire - la propriété spéculative. Quant à la propriété contemplative, elle me paraît inappropriée car, dans l'exemple de l'œuvre d'art, celle-ci serait aussi jouissive dans un musée public que dans un salon privé pour son contemplateur dont la jouissance serait amplifiée par le partage de sa passion pour l'œuvre avec beaucoup d'autres.

Ainsi, la problématique de la propriété se restreint à la propriété active d'entités rares et précieuses. L'essence même d'une telle entité est de fournir, à son détenteur, un supplément (à la fois objectif par sa rareté et subjectif par sa préciosité) de joie de vivre, de jouissance de la vie. Et l'on voit bien, ici, que l'éthique de la frugalité qui devra fonder toute la pratique sociétale et économique à l'avenir, impose de considérer que tout ce qui est matériel, devient dramatiquement rare (l'eau douce, l'air pur, la terre fertile) et potentiellement précieux, et que l'appropriation, pour être légitime, devra se limiter aux seuls biens les plus prioritairement indispensables (subjectivement) à la "bonne vie" de son détenteur (cette appropriation ne visant que l'usage du bien, la notion de nue-propriété devient très largement accessoire dès lors que l'usufruit en est garanti dans la durée).

Mais le vaste domaine des biens immatériels échappe en belle partie aux considérations qui précèdent. En effet, un bien immatériel, dès lors qu'il existe, n'est jamais rare - même s'il est très précieux pour celui qui en prend connaissance - puisqu'il peut être dupliqué, quasi gratuitement, à l'infini (ou presque). Ce qui est rare, dans le monde de l'immatériel, c'est le génie du concepteur, pas les produits de la conception. C'est le travail qui fait valeur et non ses résultats. Or, toutes les industries de l'immatériel veulent imposer à leurs produits, une valeur marchande qu'ils n'ont pas. Par le truchement des droits d'auteurs (qui sont payés par les consommateurs et non par eux, et en différé), elles se sont appropriées indûment des œuvres immatérielles duplicables. Telle est l'origine du piratage et des rebellions des Kim Dotcom et consorts. Ces industries légitiment leur processus d'appropriation en invoquant le risque entrepreneurial qu'elles ont pris dans la diffusion de l'œuvre en question. Aujourd'hui, l'existence et l'efficacité de la Toile rend ce "risque" inutile car il ne concerne plus que des circuits de distribution surannés dont le financement peut, sans problème, être envisagé selon d'autres voies dont les clauses d'exclusivité doivent être éradiquées.

Et nous voilà au cœur de la problématique : l'exclusivité. La propriété vise l'exclusivité (le non-partage) qui, comme déjà dit, n'a de sens que pour les outils effectifs de vie et n'en a pas ailleurs. Et l'on voit bien comment s'articule la critique marxienne qui distingue la propriété exclusive des outils matériels (le "capital") et celle des facultés immatérielles (le "travail"). Or, cette dernière est un fait de nature : chacun est toujours maître de ses propres facultés physiques ou mentales. Seule la propriété capitalistique pose question et induit deux raisonnements contradictoires selon que ces outils sont mis en œuvre par soi (c'est la logique artisanale que promeut Proudhon) ou par d'autres que l'on paie, avec un salaire par exemple, en échange du fruit de leur travail fait avec ces outils qui ne leur appartiennent pas (c'est la logique industrielle que combat Marx).

Malgré tous les calculs et toutes les ratiocinations marxiennes que seul Marx croyait scientifiques, la question n'est pas d'ordre économique mais d'ordre moral. Le salariat est-il moral ? La détention des outils de production donne-il moralement le droit à l'appropriation des fruits du travail des autres ? Et comme toute question morale, celle-ci n'a aucune réponse en dehors de l'opinion, de la croyance ou de la conviction : elle échappe à la philosophie et relève de l'idéologie. Elle est donc mal posée et requiert de sortir de l'artificielle logique industrielle et de revenir à la claire logique artisanale où ce problème ne se pose pas : l'artisan est maître à la fois de son habileté et de ses outils.

Jorion a raison de faire référence à Proudhon, mais Proudhon ne considère comme "vol" que la propriété passive (spéculative, donc, in fine).

Mais la donne change. Les outils de production de l'ère industrielle qui réclamaient de très gros engagements financiers et capitalistiques, ne sont plus au centre de l'économie. L'économie immatérielle qui devient largement prépondérante aujourd'hui et qui induit ce nouveau paradigme que j'étudie depuis 25 ans, déplace le centre de gravité de l'économie et, donc, de la propriété : le centre n'est plus le capital, le centre est devenu le travail. Non plus le travail physique des prolétaires à la Zola dans les fabriques, les mines ou les champs, qui ne représentent plus que quelques pourcents de tout le travail fourni. Il s'agit, à présent, du travail des facultés mentales, des capacités immatérielles, des talents comportementaux, des compétences intellectuelles, des sensibilités intuitives, des habiletés relationnelles, etc … pour faire bref : du génie humain. Et ce génie, on l'a vu, est inaliénable : chacun est définitivement seul propriétaire de son génie propre.

Ainsi, paradoxalement, le problème de la propriété se règle naturellement dans la sphère économique où, à l'instar des industries "culturelles" ou des revendications syndicales, il ne perdure que dans quelques combats d'arrière-garde sur les ruines de la lourde économie industrielle d'antan.

Par contre, la problématique de la propriété de jouissance des outils de vie (ma maison, mon jardin, mes vêtements, mes chaussures, ma nourriture, ...) reste intacte et requiert, en conclusion, une économie de frugalité et une restriction à la seule jouissance active (avec garantie, dans la durée, de l'usufruit) à l'exclusion des propriétés passives, contemplatives et spéculatives, qui doivent être éradiquées.

Marc Halévy, 20 janvier 2013