Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Kabbalisme et Judaïsme

La Kabbale est le versant mystique et ésotérique du Judaïsme. Elle étudie la Torah au moyen de méthodes herméneutiques sophistiquées dont la plus connue est la Guématrie qui donne, à chaque lettre hébraïque du texte, une valeur numérologique. Mais sur le fond, la vision de Dieu, du monde et de l'homme que véhicule la Kabbale est-elle la même que celle du Judaïsme rabbinique ? Et si non, pourquoi ?

Depuis toujours, partout, les traditions spirituelles de l'humanité connaissent deux pôles : l'un est exotérique et fonde les pratiques religieuses populaires avec leurs dieux, leurs prêtres, leurs lois et leurs dogmes, et l'autre est ésotérique et nourrit les pratiques mystiques élitaires tournées vers l'Un (le divin absolu), la Gnose (la connaissance absolue) et l'Eveil (la libération, l'extase et la fusion absolues). Ces deux pôles s'opposent évidemment par nature, le premier étant collectif et horizontal (la religion relie, entre eux, les membres d'une même communauté), le second étant personnel et vertical (la mystique relie l'homme au Divin).
Il y a l'Hindouisme de la bhakti et il y a l'Hindouisme des sâdhus. Il y a le Taoïsme tardif (Tao-chiao) des prêtres ritualistes, et il y a le Taoïsme originel (Tao-chia) des Lao-Tseu et Tchouang-Tseu. Il y a le Christianisme catholique romain, et il y a le Christianisme des gnostiques, de l'hésychasme, des Pères du désert, de maître Eckart ou de Teilhard de Chardin. Il y a l'islamisme des ayatollah, des imams et des ulémas, et il y a le l'Islam des soufis.
Le Judaïsme n'échappe pas à cette loi : il y a le Rabbinisme et il y a le Kabbalisme.

L'exil babylonien et ses conséquences.

L'histoire du Judaïsme est mal connue car le commun des mortels prend au sérieux les "histoires" contées par la Bible hébraïque (que les Chrétiens insultent en parlant d'Ancien Testament et que les Juifs appellent Tanakh par acronyme de Torah - le Pentateuque -, Nabiim - les Prophètes - et Kétoubim - les Ecrits).
L'histoire historienne du Judaïsme commence en - 538, avec la fin de l'exil à Babylone, décidé par les nouveaux maîtres persans. Des lambeaux de peuple juif retournent vers ce pays qu'avaient été les royaumes hébreux. Ceux d'avant les déportations par les Babyloniens (entre -597 et -581), rapportées, entre autres, le livre de Jérémie. Dès -722, les tribus hébraïques du nord du pays avaient été déportées par les Assyriens. En fait, ce furent surtout les élites militaires, politiques et religieuses qui furent déportées. Ce furent elles qui revinrent, en partie. Ce furent elles qui mirent toute leur énergie à la restauration de la religion et du royaume juifs. Un nom sort du lot : Esdras, connu pour deux projets majeurs qu'on lui prête : la construction du Temple de Jérusalem sous la conduite de Zorobabel et la rédaction de la Loi, de la Torah, sur la base des récits, légendes et traditions anciennes, mais orales et variables selon les narrateurs. Bref, Esdras refonde Israël.
Cette refonte religieuse se bâtit sur la caste sacerdotale : les Lévy. Et cette religion refondée s'appellera le lévitisme. Le livre du Lévitique (Wayiqrah en hébreu) en donne bien des indications rituéliques et éthiques. Le Lévitisme fut le Judaïsme orthodoxe entre le retour de l'exil babylonien et la destruction du Temple de Jérusalem par les Romains en 70 de l'ère vulgaire.
Le Judaïsme religieux et politique d'avant la déportation à Babylone ne nous est connu que par des textes bibliques écrits bien plus tard, après le retour d'exil. Des historiens israéliens récents insistent pour que ces histoires, notamment celles touchant les rois David et Salomon, ainsi que le premier Temple de Jérusalem, soient considérées comme de pures légendes sans beaucoup de fondements factuels. Laissons les historiens en débattre. Une chose est sûre, c'est que les textes bibliques dont nous avons hérités, ont été écrits et compilés entre -750 et -100, environ. Les plus récents, comme l'Ecclésiaste ou le Cantique des cantiques, trahissent déjà une influence hellénistique considérable.

La naissance du Judaïsme lévitique.

La légende veut qu'en reconstruisant le Temple de Jérusalem, en fouillant les fondations de l'ancien temple détruit par Nabuchodonosor, en -587, Esdras ait retrouvé un rouleau perdu de la Loi qui résumait et réécrivait la majorité des lois "d'avant". Ce rouleau recevra un nom : le Deutéronome, ce qui, en grec, signifie la "deuxième loi". En fait, cette deuxième loi est la première et le Deutéronome est un livre qui fut écrit par Esdras et ses érudits lévites. Le Deutéronome est le livre fondateur du Lévitisme et, par suite, du Judaïsme. Les quatre autres livres de la Torah (la Torat Moshéh, en hébreu, connue en français comme le Pentateuque) furent écrits et compilés ensuite, en développement du Deutéronome et avec adjonction des contes et légendes concernant la cosmogonie et les Patriarches Abram-Abraham, Isaac (Ytz'haq) et Jacob-Israël (Ya'aqob) avec son fils Joseph, vizir d'Egypte, ainsi que la vie et les exploits de Moïse (Moshéh).
Tous ces récits n'ont aucune prétention historiographique ; ce sont des textes spirituels et édifiants, d'immenses chefs-d'œuvre, écrits et compilés patiemment et avec quel talent, par des lévites, quelque part aux sixième et cinquième siècles avant l'ère vulgaire.
Le centre du monde juif était le Temple de Jérusalem, lieu sacré et consacré où, trois fois l'an, tous les Juifs étaient conviés pour la célébration des trois grandes fêtes. Il y avait Pessa'h (la fête de la Pâque) qui commémorait la Libération de l'âme au travers du récit des dix plaies d'Egypte et du passage de la mer de joncs. Il y a avait Shabouot (la fête des cinq semaines ou Pentecôte) qui commémorait la Révélation de l'âme au travers du récit du don de la Torah à Moïse sur la montagne du désert de Sin. Il y avait Soukot (la fête des Cabanes) qui commémorait la Purification de l'âme à l'aide du récit de la longue traversée du désert, durant quarante années, entre mer de joncs et rive du Jourdain.
Le pilier central de ce Lévitisme orthodoxe était la tribu sacerdotale des Lévy (les lévites, fils de Lévy, fils de Jacob-Israël) qui était assignée au service du Temple, qui avait mission de trancher les différends que les chefs locaux n'arrivaient pas à dénouer et qui avait la caractéristiques d'être interdite de patrimoine matériel : le lévites ne possédaient rien (seulement la connaissance) et vivaient des victuailles apportées au Temple, en offrande, par les autres Juifs.
Les trois piliers conceptuels du Lévitisme étaient : l'Alliance, la Pureté et la Promesse.
Dans le cadre de cette Alliance (matérialisée par la Torah) entre YHWH et Israël, si les Juifs cultivaient leur Pureté, YHWH tiendrait sa Promesse. Dans ce triangle conceptuel, les Lévites étaient les garants et les promoteurs de cette Pureté afin que la Promesse se réalise, à la fin des temps de souffrance.
Toute la Loi de YHWH tenait, au fond, dans les critères de Pureté en matières sociales et religieuses entre la nation juive et les autres Nations (les Goyim, en hébreu), en matières sexuelles et matrimoniales entre l'homme et la femme, en matières alimentaires (la kashrout) concernant les nourritures "adéquates" (kasher), en matières rituelles avec les grandes célébrations, le culte du Shabbat et les offrandes aux Lévites pour l'expiation des fautes commises, en matières morales avec les dix "paroles" du Sinaï et bien d'autre "commandements" (Mitzwot, en hébreu), etc …

La férule grecque.

Après le retour d'exil, le royaume juif demeura indépendant durant des siècles, jusqu'à ce que les troupes grecques d'Alexandre de Macédoine (-356 à -323) l'envahissent et le mettent sous tutelle. Le Lévitisme perdura, mais se tinta d'une dose de résistance politique dont la révolte des frères Maccabées (Makabi, en hébreu)(entre -175 et -140) garda la trace.
La période hellénistique a connu deux mouvements essentiels pour la suite. D'une part, en Israël même, les élites et le peuple, comme souvent, adoptèrent des positions très différentes face à l'envahisseur grec. Les élites privilégièrent la paix et devinrent volontiers hellénisantes (comme en témoigne toute la philosophie assez stoïcienne du livre de l'Ecclésiaste - le Qohélèt, en hébreu -, écrit par un lévite de Jérusalem). Les couches populaires, quant à elle, comme toujours, étaient plus tentées de suivre les démagogues promoteur de haine, en quête de pouvoir, et à rejeter l'hellénisme, parfois avec violence.
Cette dissension entre élites lévitiques et couches populaires favorisa, parmi ces dernières, l'émergence d'un Judaïsme hétérodoxe et hérétique appelé pharisaïsme. Les Pharisiens (Péroushim, en hébreu, qui signifie les "séparés") introduisirent des nouveautés religieuses  comme l'idée théiste d'un Dieu personnel, créateur du monde, mais étranger à celui-ci, comme l'immortalité de l'âme individuelle, la vie céleste de cette âme après la mort terrestre, la résurrection des morts, etc … De plus, afin de prendre leur distance avec le Lévitisme centré sur le Temple, ils commencèrent à former des communautés de prière qui se retrouvaient, pour le Shabbat, dans la Beyt ha-Knéssèt (la "maison de l'assemblée" que les Grecs appelèrent "synagogue"). Contre les pharisiens, les partisans du Lévitisme développèrent un parti aristocratique connu sous le nom de Sadducéisme. Les Sadducéens rejetaient fermement, toutes les innovations religieuses et spirituelles importées par les Pharisiens.
Le second mouvement important de cette période est géographique. Après le retour d'exil, outre la communauté centrale des Juifs d'Israël, une vivace communauté juive était restée à Babylone et y avait prospéré. Plus tard, un troisième pôle de développement judaïque germa à Alexandrie, en Egypte, loin de Babylone et de Jérusalem. Les Juifs alexandrins, peu à peu, abandonnèrent l'araméen et adoptèrent le grec comme langue vernaculaire. Il firent d'ailleurs traduire la Torah en grec et en donnèrent une traduction connue sous le nom de "Bible des Septante" car la légende voulut que les Alexandrins demandèrent à soixante-dix érudits juifs de traduire le texte sacré en grec, indépendamment les uns des autres, et que la confrontation de ces traductions montra une miraculeuse unanimité. La traduction ultérieure de Jérôme, connue sous le nom de Vulgate et utilisée par les Christianismes, est une traduction latine de la Septante alexandrine, qui s'éloigne encore plus du texte hébreu. Bref.
Cette communauté alexandrine n'eut de cesse que de confronter la spiritualité juive et la philosophie grecque - dans le but évident de montrer les points de convergence, mais aussi de prouver le supériorité de la spiritualité juive en cas d'antagonisme. L'exemple le plus connu en est le philosophe juif Philon d'Alexandrie (-20à +45), Yédidiah ha-Cohen de son vrai nom hébreu. Mais venons-en au point le plus crucial de toute cette histoire : pour faire converger cette spiritualité juive avec la philosophie grecque, il fallait réussir le tour de force de sortir du carcan littéral des textes sacrés et oser une herméneutique plus ésotérique.
Il fallait libérer le sens de sa prison de lettres. Il fallait oser regarder le texte non plus comme un récit d'événements ou de règles de vie, mais comme autant de symboles littéraux qui ne demandaient qu'à être soigneusement, laborieusement, systématiquement décryptés.
C'est là et par cela que naît et prend racine la Kabbale !

L'oppression romaine.

La relative indépendance du royaume juif sous la dynastie des hasmonéens, commença à vaciller en -63 quand les Romains de la province de Syrie furent appelés à trancher un différend dynastique entre Hyrcan II et Aristobule II. Elle s'effondra définitivement en l'an 6 lorsque Israël devint province romaine à part entière. Conformément à leurs traditions, les Sadducéens, fidèles au Lévitisme et au Temple, tentèrent la voie de la paix en traitant avec la bureaucratie militaire romaine ; alors que les hérétiques Pharisiens (dont naîtra le galiléen Jésus) résistèrent à l'envahisseur et engendrèrent une faction armée et violente, appelée les Zélotes. Les Esséniens, quant à eux, s'enfoncèrent plus encore dans le érémitisme et leur détachement des affaires de ce monde prisonnier des Fils des Ténèbres. Cette époque voit fleurir beaucoup d'Apocalypses juives décrivant la proche fin des temps, la destruction du monde et la victoire divine sur la turpitude humaine.
En 70 de l'ère chrétienne, survient l'immense catastrophe. Suite à une énième révolte des Juifs contre les Romains qui avaient osé introduire une statue de l'Empereur divinisé dans l'enceinte du Temple sacré de Jérusalem, les autorités romaines décident de raser le Temple du Lévitisme et de disperser  (diaspora, en grec) la grande majorité des Juifs aux quatre coins du monde. Les élites sadducéennes se retrouvèrent à Alexandrie, surtout. Quant aux autres, elles fuirent où elles purent, vers Babylone, pour certains ; beaucoup vers le nord, le Danube et la grande Germanie (Ashkénaz, en hébreu), jusqu'au Rhin et en Alsace ; et beaucoup d'autres vers l'Egypte, la Lybie, le Maghreb et l'Espagne (Séph'rad en hébreu).
Mais la destruction du Temple de Jérusalem, on le comprend bien, ruina définitivement le Lévitisme orthodoxe qui était totalement organisé autour de lui, et laissa la bride sur le cou au Pharisaïsme qui se développa rapidement en essaimant des communautés et leurs synagogues et rabbins un peu partout. Par parenthèse, il faut ici souligner qu'une synagogue n'est pas un lieu sacré comme le fut le Temple et comme l'est une église chrétienne ou une mosquée musulmane. La synagogue est la maison communautaire où l'on prie, certes, mais où l'on étudie, où l'on forme les enfants en les préparant à leur bar-mitzwah, où l'on gère la communauté, où l'on règle les différends sur les conseils du rabbin, maître en Torah (Rabbi, en hébreu, veut dire "maître" au sens de "maître d'école", au sens du magister latin ; il n'est pas un prêtre, mais un érudit en règles juives, employé par la communauté pour enseigner les enfants et renseigner les adultes).

Pharisaïsme et Kabbalisme

Le Lévitisme sadducéen étant détruit, le Pharisaïsme se développa et s'étendit ; il s'affirma comme la nouvelle orthodoxie du Judaïsme.
Sous prétexte de ratifier la tradition orale et de simplifier la lecture du Tanakh (le texte biblique), les massorètes (entre le 2ème et le 9ème siècles de l'ère vulgaire - en hébreu, Massorah signifie "tradition") ont en fait entrepris de faire rentrer ces textes dans le moule étroit et monothéiste du pharisaïsme. Ils séparèrent les mots jusque là collés les uns aux autres sans discrimination (ce qui permettait de très nombreuses lectures différentes), ils corrigèrent certaines "fautes" d'orthographe, découpèrent les textes en sections, chapitres et versets, introduisirent une ponctuation jusque là inexistante, etc …
Et, comme par hasard, il n'existe plus aucune copie originale du texte biblique d'avant le tripatouillage massorétique. La plus vieille Torah connue a été découverte à Bologne et elle date du 12ème siècle de l'ère vulgaire. Qu'on aurait un peu aidé la Bible ancienne à disparaître, cela ne m'étonnerait guère, le but étant d'assurer le triomphe intégral et irréversible du monothéisme pharisien sur l'orthodoxie lévitique et sadducéenne (qui demeura vivante dans le kabbalisme - il arrive, d'ailleurs, souvent aux kabbalistes de rectifier tel ou tel mot en disant qu'il ne faut pas lire "ceci", mais "cela").
Dans la même logique, sous prétexte de fixer les traditions orales, à la même époque, environ, a été entreprise la rédaction, d'abord, de la Mishnah, puis des Guémarot (l'une à Jérusalem, l'autre à Babylone) qui forment avec elle, les deux Talmuds. Là encore, mainmise du Pharisaïsme rabbinique sur le monde juif et la culture hébraïque.
Ainsi, sur les ruine du Lévitisme "éradiqué" (sauf à Alexandrie), naquit le nouveau Judaïsme c'est-à-dire les Talmudisme et le Rabbinisme qui forment le socle du Judaïsme actuel.

Cependant, à Alexandrie, précisément, s'était développée et enrichie une élite judéo-hellénique, fidèle à la doctrine du Lévitisme mais nourrie de philosophie grecque.
C'est là qu'est née la Kabbale sur un socle d'herméneutique philosophique de la Torah, dans le terreau spirituel si riche de cette Alexandrie où germèrent aussi les Pères du désert et les courants gnostiques du Christianisme primitif, tout comme les philosophies néo-platoniciennes sublimées par Plotin, et néo-pythagoriciennes qui présidèrent à la rédaction du premier livre kabbalistique connu : le Séphèr Yètzirah (voir mon "Aux sources de la Kabbale et de la Mystique juive" paru chez Dangles en 2007).
Kabbalisme alexandrin et Rabbinisme diasporique sont toujours les deux versants opposés du Judaïsme actuel. Le premier étant, évidemment, ultra-minoritaire, quasi clandestin face à la nouvelle orthodoxie rabbinique.
Le Kabbalisme est un Judaïsme mystique et ésotérique, héritier du Lévitisme et du Sadducéisme ; le Rabbinisme (ou Talmudisme, comme on voudra) est un Judaïsme religieux et exotérique, héritier du Pharisaïsme.
Ils n'ont pas la même vision du Divin. Loin s'en faut. Comme le Lévitisme et le Sadducéisme, comme les Karaïtes, le Kabbalisme ne croit ni en l'immortalité de l'âme personnelle, ni en une vie céleste après la mort terrestre ; le Salut ne s'obtient pas là-haut, dans le Ciel, mais, fidèlement à la Promesse inscrite dans la Torah, adviendra ici-bas, sur la Terre, à la fin du processus messianique. Ce processus ne repose absolument pas sur l'attente d'un Messie personnifié et humain, car, au fond, il symbolise la métanoïa globale du genre humain dans le droit fil de ce que Nietzsche, bien plus tard, appellera "le pont vers le Surhumain" (voir mon "Nietzsche - Prophète ?" paru chez Oxus en 2013).

Quel était le Dieu du Lévitisme orthodoxe originel ?

Le Judaïsme orthodoxe originel - le Lévitisme, donc, à qui l'on doit la Torah et qui engendra le Sadducéisme - était-il un Naturalisme ? Bien sûr, la Torah parle à profusion des dieux, des Elohim dont El-Elyon, El-Shaday, El-Tzébaot, Molokh, Ishtar, etc …, et, en particulier, de l'un d'entre eux, YHWH, le dieu tutélaire qui donna sa Loi à Israël. Mais ces dieux, à l'instar des dieux grecs, n'étaient-ils pas, sur un autre plan existentiel, des créatures parallèles aux hommes ?
Relisons les versets de la Genèse dans leur traduction très littérale, faite mot à mot, en respectant scrupuleusement le genre et le nombre des substantifs, et la conjugaison des verbes.
Cela donne ceci :
"Dans un commencement, Il engendra des dieux avec le ciel et avec la terre." (Gen.:1;1)
"Il engendra des dieux avec l'humain dans Son image (…)" (Gen.:1;27).
Le mot Elohim, employé ici, est un pluriel indiscutable … avec un verbe (Bara) qui est à la troisième personne du singulier. De plus, se verbe Bara ne signifie nullement "créer" ; par sa racine "Bar" qui désigne le fils (comme dans bar-mitzwah) ou le grain de céréale, il signifie "engendrer" ou "ensemencer". Enfin, la particule Êt signifie "avec" au sens de "en compagnie de".
"Il" engendre des dieux … ce n'est pas  un Dieu qui crée !
Qui était ce "Il" ? Etait-ce, comme le prétendent les monothéismes tardifs, un Dieu personnel et créateur, étranger et extérieur à la Nature et, donc, surnaturel ? Etait-ce la Nature elle-même comme le voulurent les Stoïciens, Eckart, Spinoza ou Einstein ? Etait-ce un "On" ou le "Il" de "il y a", impersonnels ?
La Kabbale l'appela Eyn-Sof, le "Sans-Fin". Mais la Torah n'en dit rien, car, très vite, elle s'accroche à raconter les avatars de YHWH, le seul dieu qui l'intéresse puisqu'il est le guide et l'âme de l'histoire des fils d'Israël.
Seul le premier chapitre de la Genèse parle de ce "Il" qui s'adresse aux dieux qu'Il engendre, et à qui Il prédit les émergences successives qu'engendreront les amours des quatre fondements, sous le Ciel, dans le tohu-bohu de la Terre : la Ténèbre et l'Abîme, le Souffle et l'Eau.
Retenons que le Lévitisme où s'enracine le Kabbalisme, n'est pas un monothéisme, mais une monolâtrie. YHWH, le dieu tutélaire du peuple d'Israël, est un dieu parmi les autres dieux. YHWH, comme les autres Elohim, est une manifestation particulière du Eyn-Sof kabbalistique, une manifestation spécifique à Israël et à son histoire, à son Alliance, à sa Pureté et à sa Promesse.
Le Lévitisme n'est en rien universaliste. Il n'a aucune prétention à détenir une quelconque vérité universelle sur Dieu, sur la morale ou sur le Salut. Le Dieu de la Bible, YHWH, est le dieu propre aux Juifs et à personne d'autre. Et toutes les Nations ont parfaitement le droit d'honorer, révérer, prier leur dieu ou leurs dieux, selon leurs traditions, leurs cultures ou leurs sensibilités.
Lors de mes études rabbiniques, mon maître en Kabbale avait deux phrases clés pour faire comprendre pourquoi une conversion au Judaïsme n'a, en règle générale, pas beaucoup de sens, et pour stigmatiser ces fadaises universalistes que reprirent le Christianisme catholique (katholikos, en grec, signifie "universel"), l'Islam conquérant et les philosophies dites des "Lumières".
Il disait d'abord : "Ce n'est parce qu'on le peint en rouge qu'un poireau devient une tomate".
Il disait ensuite : "Toutes les rivières mènent au même océan, aussi, suis celle qui parle ta langue".
La Tanakh - donc la Torah - parle en hébreu et seulement en hébreu !

Kabbale et Kabbalisme, pour conclure.

Revenons à la Kabbale, versant mystique et ésotérique du Judaïsme, continuatrice de la religion lévitique.
Quels en sont les fondements ?
D'abord et avant tout, la Kabbale développe une fidélité sans faille à la Torah et à ses trois piliers : l'Alliance, la Pureté et la Promesse. En revanche, elle ignore le Talmud ou, plus exactement, elle le prend comme une des mémoires du peuple d'Israël d'après la dispersion, face aux difficultés de maintenir un Judaïsme vivant, dans un monde chrétien ou musulman, et hostile.
La Kabbale n'est pas une doctrine, mais une méthode. Une méthode de lecture et d'interprétation du texte hébreu du Tanakh, avec une prédilection pour les passages les plus puissants, les plus spirituellement riches, les plus philosophiquement porteurs : les trois premiers chapitres de la Genèse, la vision du char au début du livre d'Ezéchiel, le Cantique des cantiques, surtout … Cette méthode herméneutique a certes des outils (Tsérouf, Guématria, Notarikon, Témourah, Atbash, …), parmi lesquels le fameux arbre séphirotique appelé aussi arbre de Vie, mais elle ne peut pas s'y réduire. La Kabbale n'est pas qu'un jeu numérologique ou alphabétique, même si de tels "jeux" nourrissent sa méditation.
Comme toutes les Mystiques, la Kabbale vise l'Un (le divin absolu), la Gnose (la connaissance absolue) et l'Eveil (la libération, l'extase et la fusion absolues). Elle repose sur les trois phases initiatiques décrites dans les livres de l'Exode et des Nombres : la Libération de l'âme, la Révélation de l'âme et la Purification de l'âme … avant d'atteindre l'accomplissement de la Promesse.
Il y a autant de Kabbales que de kabbalistes. Qu'y a-t-il de commun entre les écrits d'Abraham Aboulafia et ceux d'Isaac Louria ou de Moïse de Léon ? La même soif d'atteindre la Gnose au travers d'exercices de méditation et d'étude des textes sacrés de la Torah. Mais leurs chemins et leurs résultats sont totalement différents.
Et c'est sans doute cela qu'il faut retenir : en Kabbale comme en beaucoup, c'est moins le résultat qui compte que le cheminement.

Marc Halévy
Pour le magazine "Mystères, Mythes & Légendes"
ducrot_gui@yahoo.com
Le 5 mars 2015