Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Hiram et la Gnose

On se souviendra, peut-être des trois questions posées par Kant : Que puis-je savoir? Que puis-je faire? Que puis-je espérer?

Le première pointe l'épistémologie (l'étude de la valeur des connaissances), la deuxième l'éthique (l'étude des fondements de toute morale) et la troisième la sotériologie (l'étude des voies de "salut").

Puisque Hiram est le Maître accompli et qu'il a, donc, conquis le cœur de la Gnose, il incarne cette Gnose et la connaissance intégrale qu'elle suppose. Non seulement il l'incarne, mais il en est amoureux ; elle est sa fiancée ou son épouse, en somme.

L'amour de la connaissance est sans doute une belle définition de ce qu'est l'essence de la Franc-maçonnerie. Une quête tellement au-delà de l'humain. Un dépassement radical de l'humain pour atteindre les couches à la fois les plus profondes et les plus élevées du Réel dont l'homme n'est qu'un avatar périphérique et anecdotique. La Franc-maçonnerie est une Mystique, nous y reviendrons dans notre épilogue ; elle n'est pas la énième resucée d'un humanisme obsolète qui a cru, bien trop longtemps, que l'homme était le sommet, le centre et le but de l'univers. L'homme n'a de valeur que s'il se place au service de ce qui le dépasse infiniment. Sinon, il n'est qu'orgueil et arrogance ; un animal prédateur et barbare qui saccage et pille tout ce qu'il rencontre.

C'est cela la profanité : l'anthropocentrisme, l'incapacité de comprendre que l'homme n'est qu'une infime partie prenante d'un Tout cosmique et gnosique qui l'englobe et le dépasse infiniment.

Ce doit donc être cela l'initiation : briser la coque de cet anthropocentrisme et libérer la reliance de l'homme avec le Centre, avec le Principe, avec l'Absolu, avec la Gnose.

Que sait Hiram ?

Hiram sait que l'Un est plus que le Tout. Le Tout est le tout de ce qui existe, la collection de tous les étants et de tous les liens, emboitements et intrications entre eux. Le Tout est l'ensemble de tous les phénomènes et de tous les épiphénomènes.

Il sait que les choses et les êtres n'existent pas en eux-mêmes : ils ne sont que des vagues à la surface de l'océan. Le Tout est la collection de toutes ces vagues. L'Un est l'océan lui-même, dans toute sa profondeur.

L'Un est Dieu ou Tao ou Brahman.

La science et tous les savoirs humains forment la connaissance des vagues. La Gnose est la connaissance de l'océan.

Le Tout manifeste l'Un. Le Tout exprime l'Un. Mais l'Un est bien plus que le Tout.

Hiram sait qu'un principe de cohérence habite l'Un dont il maintient l'unité radicale et absolue. Le principe de cohérence est le principe d'unité.

Cette unité de l'Un se manifeste dans le Tout qui est l'univers. Cet univers, par conséquent, est soumis à des lois qui préservent sa cohérence et sa beauté.

Ce sont les lois de la Nature : les lois de la Matière, les lois de la Vie et les lois de l'Esprit.

Ces lois ne sont que les manifestations du principe de cohérence, du principe d'unité. Elles sont secondes et non premières, comme l'ont cru longtemps les matérialistes.

Hiram sait que tout évolue. Il sait que le Tout évolue parce que l'Un évolue. Rien n'est achevé. Il n'y a pas d'Être puisque tout est Devenir. Il n'existe rien de figé, rien d'immuable, rien de parfait. Tout est en cours de perfectionnement.

Et puisque rien n'est parfait, la Souffrance existe dans le Tout. L'homme appelle "Mal" ce qui le fait souffrir et "Bien" ce qui le réjouit. Mais Bien et Mal n'existent pas. Ce sont des idéalisations simplistes. La Souffrance et la Joie se placent "par-delà Bien et Mal".

Le Bien et le Mal n'existent pas. Il n'y a ni morale absolue, ni droit naturel.

Mais il y a de la Souffrance et il y a de la Joie. Le Bouddha n'avait vu que la Souffrance ; Hiram connaît aussi la Joie. Et il sait qu'il n'y a jamais de Joie s'il n'y a pas aussi de la Souffrance … comme il ne peut pas y avoir de naissance s'il n'y a pas aussi la mort. Mais naissance et mort ne sont qu'épiphénomènes sur l'océan de la Vie. Joie et Souffrance ne sont qu'épiphénomènes sur l'océan de l'Esprit.

Hiram sait que la vocation de l'homme est dans l'Esprit. L'homme doit être le pionnier de l'Esprit dans ce petit coin-ci de l'univers. C'est cela sa vocation. C'est cela sa mission. C'est cela qui lui donne sens et valeur et qui peut justifier son existence. L'homme doit consacrer toutes ses énergies à l'avènement de l'Esprit sur Terre.

"L'homme est un roseau pensant" écrivait Blaise Pascal, au 17ème siècle. Ou plutôt, il devrait l'être … et ne l'est pas bien souvent, trop occupé qu'il est, à se goinfrer d'illusions, de fantasmes (souvent appelés "idéaux"), de babioles, de futilités, de mondanités, de socialités, de frivolités … bref : de profanité.

Le propre de l'homme est la pensée. Un humain qui ne pense pas, n'est pas un homme. Mais penser, c'est bien autre chose que seulement ressasser des ressentis, colporter des opinions, véhiculer des croyances, etc … Penser, c'est construire. Penser, c'est élaborer des idées, des visions, des théories, des modèles, des hymnes. Il y trop peu d'humains qui pensent vraiment. Leur cerveau est au service de leurs appétits.

Hiram sait que l'accomplissement de l'Un, donc du Tout et de tout ce qu'il contient, est le moteur de l'évolution de ce qui existe, du Réel. Ce principe d'accomplissement est le grand moteur du monde. Tout ce qui existe, possède en lui des potentialités disparates, inégalement réparties. Et tout ce qui existe, tend à réaliser, à actualiser ces potentialités dès que son milieu lui en offre l'opportunité. C'est cela le principe d'accomplissement : aller au bout de tout ce que l'on porte en soi. Nietzsche, en s'inspirant de Pindare, écrivait : "Deviens ce que tu es et fais ce que toi seul peux faire".

Ne pas s'accomplir induit la Souffrance. S'accomplir procure la Joie.

Hiram sait qu'à l'origine de la Souffrance et de la Joie, il y a la tension. La tension temporelle entre le passé qui n'est que de la mémoire accumulée, et les possibles qui sont les latences du présent. La tension spatiale entre le "dedans" qui cherche à s'accomplir selon sa voie, et le "dehors" qui, lui aussi, poursuit son accomplissement selon sa propre voie.

Toute existence est constamment soumise à ces deux tensions et se faufile entre les possibles pour y réaliser le principe de moindre tension.

Lorsque ces tensions augmentent, l'homme parle de Souffrance. Lorsqu'elles s'atténuent, il parle de Joie.

Que peut Hiram ?

Hiram peut choisir son chemin. Il est libre. Mais la liberté n'est celle pas de suivre tous ses caprices ; elle n'est pas celle de faire ce que l'on veut, comme on veut, quand on veut. La liberté, lorsqu'on est initié, est celle d'assumer joyeusement son destin. Tout ce qui existe porte en lui un destin qui révèle les possibles et les impossibles qu'il recèle. Il ne s'agit d'une destinée qui serait fixée par Dieu sait qui, une fois pour toute. Cela n'existe pas. Il s'agit de prendre conscience de sa propre identité et de l'héritage reçu qu'il faut faire fructifier en le réalisant. Le destin est cet héritage.

Chacun a une vocation, une mission. C'est cela le destin. Chacun a son rôle à jouer. Ce rôle n'est pas écrit. Nulle part. En revanche, le contexte et le script de l'histoire sont là, depuis des temps immémoriaux. A chacun de choisir de jouer son rôle et de le jouer à la perfection.

Lorsqu'il termine son livre : "Le mythe de Sisyphe", Albert Camus écrit sa dernière ligne : "Il faut imaginer Sisyphe heureux". Même si monter une lourde pierre au haut de la colline pour la voir dégringoler de l'autre côté, pour recommencer, éternellement, le trajet inverse, peut paraître absurde, rien n'empêche à Sisyphe de s'accomplir et de se réjouir en se perfectionnant et en poussant parfaitement son caillou. C'est une des grandes leçons du zen que de s'attacher à faire parfaitement ce qu'il y a à faire, sans se préoccuper de l'importance de ce que l'on fait : le satori ne vient pas seulement de l'étude des textes saints, car il peut surgir en faisant parfaitement la vaisselle.

Hiram peut développer une éthique basée sur les deux principes d'unité (de cohérence) et d'accomplissement (de moindre tension).

Tout ce qui existe, veut s'accomplir et peut s'accomplir.

Tout ce qui existe, porte un destin et doit le réaliser.

Tout ce qui existe, est interdépendant de l'accomplissement et du destin de tout le reste qui existe aussi.

De là, jaillissent mille préceptes de vie, mille voies de moindre tension, mille chemins d'harmonie.

Accomplir son propre destin en nourrissant l'accomplissement du destin de tout ce qui nous entoure.

Accomplir tous les accomplissables, en soi et autour de soi.

 

Hiram peut regarder les hommes et voir combien ils sont encore infantiles et immatures, combien il y a de barbarie et d'ignorance en eux, combien le chemin est encore si long entre l'humain et l'homme, combien peu d'humains ont les yeux ouverts pour voir et aimer le Réel tel qu'il est et tel qu'il va, et combien existent sans vivre, en passant à côté de la Vie et de l'Esprit.

Faut-il les condamner ? Non, car ils se condamnent eux-mêmes.

Faut-il les aimer ? Non, car l'amour n'est pas acte de charité. L'amour est une exigence. L'amour se mérite.

Faut-il les plaindre et s'apitoyer ? Non, car la pitié est le pire des mépris ; elle nourrit toutes les rancœurs, tous les ressentiments, toutes les jalousies.

Faut-il les aider ? Non, car toute assistance affaiblit la puissance de celui qui donne et la puissance de celui qui reçoit.

Faut-il les respecter ? Oui. Sans plus. Pourvu que ce respect soit réciproque.

Faut-il les tolérer ? Oui, si cette tolérance est mutuelle.

Faut-il les côtoyer ? Le moins possible. La profanité souille.

 

Que veut Hiram ?

Hiram veut l'accomplissement de Dieu. L'Un - qui est Dieu puisque Tout vient de lui - évolue vers son accomplissement en plénitude. En s'accomplissant, l'Un accomplit le Tout et tout ce qu'il contient. Réciproquement, tout ce qui s'accomplit dans le Tout, accomplit aussi Dieu.

Tout ce qui s'accomplit, est œuvre de salut. La salut est l'autre nom de l'accomplissement en plénitude. Hiram veut le Salut de Dieu. Il veut sauver Dieu de son propre inaccomplissement. Et ce faisant, il veut que Dieu veille sur son accomplissement personnel et spécifique. C'est cela l'Alliance qui relie le Divin à les humains, l'océan et ses vagues, le Tout et ses parties. Et c'est cela que dit le serment d'Alliance que tous les initiés prêtent sur le Volume de la Loi Sacrée : travailler à la Gloire du Grand Architecte de l'Univers.

Hiram veut mettre sa volonté au diapason de la Volonté divine. N'en déplaise aux thèses du hasardisme qui voudraient que le moteur de l'évolution du Tout, soit le hasard, il existe une Volonté immanente d'accomplissement qui organise le Tout de l'univers. Friedrich Nietzsche appelait cela la Volonté de Puissance.

La Volonté divine est l'autre nom de cette puissance évolutive, du moteur de cette "Evolution créatrice", disait Henri Bergson.

Mais chaque parcelle du monde possède aussi sa volonté propre, son désir intime, ses besoins et ses envies. Beaucoup des peines et des désastres de ce monde viennent du conflit entre ces volontés particulières et la Volonté divine. Si elles s'opposent, elles se heurtent douloureusement … et, inévitablement, la Volonté divine finit toujours par l'emporter. Aussi Hiram veut-il que les volontés particulières s'orientent dans le sens des lignes de force du champ de la Volonté divine, comme les limailles de fer s'alignent sur les lignes de force d'un champ magnétique. Il ne s'agit ni d'obéissance (chrétienne) ni de soumission (musulmane). Il s'agit d'harmonie.

Hiram veut augmenter la Joie et diminuer la Souffrance, en lui et dans le monde. L'accomplissement induit la Joie. L'inaccomplissement induit la Souffrance.

Telle est la Géométrie de l'Un.

Ce qui induit de la Joie, nourrit l'accomplissement. Ce qui induit de la Souffrance, amplifie l'inaccomplissement.

Tel est le second théorème de cette Géométrie divine.

L'homme qui s'accomplit, par la Joie qu'il vit, rayonne autour de lui une puissance et une énergie qui nourrissent les âmes faibles en quête d'un peu d'accomplissement. C'est cela le principe de fraternité. Ce rayonnement silencieux nimbe l'initié et nourrit l'initiable. C'est l'enseignement du Silence.

La Joie est contagieuse. La Souffrance aussi. La Joie et la Souffrance sont à l'âme et à l'Esprit ce que le plaisir et la douleur sont au corps et à la Vie.

La Souffrance est une maladie contagieuse. La Joie est une bonne santé rayonnante et communicative.

Hiram veut cultiver la "bonne santé" du monde.

Hiram veut aimer le Réel. Il, veut aimer la Matière, la Vie et l'Esprit.

Aimer le Réel … tel qu'il est et tel qu'il va. Aimer ce qui existe parce que cela existe et que cela a une bonne raison d'exister. Parce que cette bonne raison d'exister nous parle de la Volonté divine, de la cohérence de l'Un, du Logos cosmique.

Mais les humains n'aiment pas le Réel. Ils veulent autre chose. Il veulent que se réalisent leurs caprices et leurs fantasmes. Et pour cela, ils se bricolent des "idéaux", des cité idéales, des mondes idéaux, des humanités idéales. Et ils mobilisent une énergie énorme qu'ils gaspillent à forcer le Réel à entrer dans les moules bien trop étriqués de leurs idéaux débiles et puérils.

Ils refusent le Réel tel qu'il est et tel qu'il va.

Ils veulent changer le monde alors que c'est eux-mêmes qu'ils doivent changer.

Aimer la Matière, c'est aimer la Chair de Dieu. Aimer la Vie, c'est aimer l'œuvre de Dieu. Aimer l'Esprit, c'est aimer la Loi de Dieu.

Aimer le Réel, c'est aimer Dieu c'est-à-dire, tout à la fois, l'Un, le Tout et tout ce qui existe.

Cet Amour-là n'a rien à voir ni avec la sentimentalité ou la sensiblerie, ni avec la compassion ou la charité, mais bien avec la contemplation aiguisée par un sens aigu de la sensibilité, de la reliance et de la résonance avec tout ce qui existe.

Marc HALEVY, novembre 2016