Tisserand de la compréhension du devenir
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Un monde sans travail ?

Interview de Marc Halévy pour SILEX-ID par Audrey Renault (11/1/2017)

- Revenu universel, automatisation, intelligence artificielle… certains commencent à imaginer un monde dans lequel l’Homme n’aurait plus besoin de travailler. Dans le futur, travaillerons-nous ?

Oui. Mais plus sur la même chose. La nouvelle génération de robot pourra prendre en charge toutes les tâches mécaniques et inintelligentes[1]. A l'homme, seront réservées toutes les activités appelant de la virtuosité non analytique et/ou non mécanique, c'est-à-dire toutes les activités manuelles, intellectuelles, émotionnelles, relationnelles et spirituelles, toutes les approches systémiques et/ou anagogiques qui ne seront jamais réductibles à un algorithme.

Cette mutation implique nécessairement, aussi, une mutation de ce qui fait "valeur". L'activité économique produit de la valeur, c'est-à-dire tout ce qui est susceptible d'être acheté, à prix d'argent. Mais on comprend très vite qu'un kilo de pommes de terre et une extase spirituelle ou esthétique, ne participent pas de la même logique de valeur. On passera donc d'une économie matérielle pour la meilleure survie, à une économie immatérielle pour plus de joie de vivre. Et cela demande beaucoup de travail. La "société des loisirs" est un mythe des années 1960 qui a vécu. Le centre de gravité du travail humain se déplace vers les tâches de haute virtuosité.

-Si oui, le travail occupera-t-il la même place dans nos vies qu’actuellement ? Notre profession servira-t-elle toujours à nous définir, comme un élément significatif de notre identité ? (ex : « je me présente, Audrey, 24 ans, journaliste »)

C'est votre virtuosité qui vous identifiera, pas ce que vous en faites. La notion de métier personnel sera centrale, et non plus celle de fonction professionnelle. Sur votre "carte visite" (pour autant que cet archaïsme ait encore cours) vous n'écrirez plus "journaliste", mais vous mettrez en avant le ou les talents qui feront de vous un artisan unique de l'écriture et qui vous différencieront de tous les "journaleux" et "pigistes" sans talent qui hantent les rédactions.

J'ai appelé cette tendance le néo-artisanat : on ne vendra plus son temps, sa présence, son énergie et/ou sa fatigue ; on vendra sa virtuosité, au coup par coup.

Selon votre niveau de virtuosité, vous serez plus ou moins sollicitée et vous aurez plus ou moins de labeur à abattre. Ce sera à vous de décider quelle part de votre temps de vie vous compterez investir dans vos activités rémunératrices.

- Comment envisagez-vous le futur des entreprises, du salariat ?

Le modèle organisationnel dominant, jusqu'aujourd'hui, a été la pyramide hiérarchique qui est un modèle solide, mais totalement inefficace dans un univers complexe, effervescent et imprévisible comme l'est durablement le nôtre. Les dinosaures de l'ère financiaro-industrielle vont tous disparaître dans les quinze ou vingt ans qui viennent.

Le modèle émergeant qui le remplace, est le réseau. L'entreprise, dès lors, deviendra un réseau collaboratif de personnes qui s'engagent fortement dans la réussite d'un projet commun, en échange de différentes marques, matérielles ou non, financières ou non, de reconnaissance.

Le statut de ces personnes sera celui d'associé, de partenaire ou de fournisseur, mais plus celui de salarié. La notion de salariat est morte et, avec lui, en toute bonne logique, la notion même de syndicat.

Chacun devra se réapproprier sa propre vie professionnelle, son propre fond de commerce, sa propre expertise virtuose. Chacun deviendra un néo-artisan indépendant impliqué, par choix, dans une série de projets entrepreneuriaux avec d'autres néo-artisans.

Ce type de fonctionnement est déjà très observable dans certains domaines comme l'informatique, la musique, les chantiers, la comptabilité, les expertises et enquêtes, les cliniques humaines ou vétérinaires, etc …

Pour ceux qui n'ont pas de talent ou pas d'énergie, il faudra remplacer le fatras des assistanats actuels - souvent absurdes par incompétence et dilapidés par clientélisme - et appliquer à tous et partout la simple idée d'allocation universelle. De sa naissance à sa mort, chaque citoyen touchera une allocation mensuelle et rien d'autre. (cette allocation universelle peut être financée par une hausse de la TVA à 30% accompagnée par la suppression de tous les impôts sur les revenus). S'il s'en contente, tant pis pour lui : il survivra chichement, sa vie durant, sans effort, mais sans joie. S'il ne s'en contente pas, il se formera pour devenir un néo-artisan plus ou moins virtuose et pour participer à des projets qui le rémunèreront en plus.

- À supposer que nous ne travaillons plus, ou moins, comment organiserons-nous notre temps libre ? Les loisirs, voyages, vont-ils s’imposer comme les activités principales de l’Homme et rythmer son quotidien en lieu et place de l’activité professionnelle ?

Comme déjà dit, la "société des loisirs" est un mythe révolu. Le temps de vie sera réparti entre plusieurs activités, les unes rémunératrices, les autres pas. Le bénévolat et le néo-artisanat iront de pair. Cependant, il faut être lucide : toutes les ressources naturelles, indispensables à nos activités, sont déjà pénuriques aujourd'hui et deviendront toujours plus chères. Il faudra donc que chacun décide avec soin ses priorités. L'activité humaine deviendra de plus en plus locale (les coûts de déplacement seront bientôt prohibitifs) et se concentrera dans un terroir physique restreint, mais numériquement connecté avec la totalité des activités des autres, partout, à tout moment.

De plus, le scientisme du 19ème siècle et le nihilisme du 20ème siècle ont démontré amplement, par l'absurde, jusqu'à l'absurde, que l'essentiel de la vie de chacun est en lui et non autour de lui ; que l'extériorité a bien moins de valeur de vie que l'intériorité ; qu'avoir et paraître sont stupides et qu'être et devenir sont l'essentiel ; que la consommation tue et que la frugalité illumine ; …

Bref : il est temps que les temps libres de chacun soient consacrés à la quête de joie intérieure, de paix intérieure et de richesse intérieure. Cela s'appelle "spiritualité".

[1] La notion d'intelligence artificielle est un mythe. Les fleurs artificielles ne sont pas des fleurs. L'IA c'est de l'intelligence algorithmique humaine amplifiée par une machine stupidissime appelée ordinateur, qui additionne des 0 et des 1 à des vitesses hallucinantes.