Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Le Tout au-delà des parties.

Si l'on suit Alfred North Whitehead ou Michel Bitbol, l'univers entier n'est qu'un vaste tissu relationnel où les "étants" (les objets, les êtres vivants, pensants) ne sont que des nœuds locaux et temporaires.

Dans l'univers physique, les principes de cohérence et d'interdépendance sont fondamentaux : rien n'y existerait si tout le reste n'existait pas aussi, tant dans l'espace que dans le temps.

Dans sa "Monadologie", Leibniz parle du principe "de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu'aucun fait ne saurait se trouver (…) existant (…), sans qu'il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et non autrement". Tout se tient, autrement dit.

On pourrait encore, dans le même sens, citer Lao-Tseu ou Héraclite d'Ephèse, Zénon de Kition ou Pierre Teilhard de Chardin.

 

Bref, en terme philosophique, cette unité relationnelle, cohérente et interdépendante, du Réel induit une doctrine : celle du Monisme que partagent le védantisme et le taoïsme, le kabbalisme et le soufisme, le panthéisme et le panenthéisme, ainsi que la plupart des mystiques dans les diverses traditions spirituelles.

Tout est dans tout. Tout interagit avec tout. Tout est cause et effet de tout. Et ce Tout est Un.

Cela présuppose une conception immanentiste du Divin, tout à l'opposé des monothéismes qui, par construction, sont dualistes puisqu'ils opposent deux mondes distincts, de natures différentes, avec, d'un côté, le monde divin et, de l'autre, le monde naturel.

Pour le monisme, le matériel et le spirituel sont les deux faces inséparables d'une seule et même réalité : il n'y a pas de spirituel sans support matériel et il n'y a pas de matériel sans élan spirituel.

 

Dans ce cadre, notre relation au monde, tant par l'intériorité que par l'extériorité, doit être intégralement réinventée car, depuis deux millénaires, le christianisme et l'islamisme ont jeté l'opprobre sur la face matérielle du Réel, pour ne sacraliser que sa face spirituelle et divine. Nous avons ainsi perdu notre lien de fraternité, de connivence et d'interdépendance avec tout ce qui, aux yeux de ces théologies, ne possède par d'âme divine. Et c'est bien dommage …

 

Les humains, surtout depuis que sévit la modernité née à la Renaissance, se sont enfermés, au nom de la religion du progrès et de l'émancipation, dans des existences "hors sol". Nous sommes devenus, selon la belle expression de Vercors, des "animaux dénaturés". L'horrible profession de foi de Descartes a triomphé : "Maître et possesseur de la Nature". C'est-à-dire de la Vie et de l'Esprit.

Il est temps d'inverser radicalement cette posture …

 

Ce n'est pas moi qui vit ; c'est la Vie qui se vit à travers moi.

Ce n'est pas moi qui pense, c'est l'Esprit qui se pense à travers moi.

Ce n'est pas moi qui parle, c'est le Verbe qui se parle à travers moi.

Ce n'est pas moi qui construit, c'est le Divin qui se construit à travers moi.

La Sacralité, c'est ce regard-là ; c'est rétablir le lien entre le Tout-Un et toutes les parties ; c'est rétablir l'unité de tout ce qui existe et la reliance entre tout ce qui existe.

 

Il nous faut réapprendre l'unité. Tant intérieure qu'extérieure. Tant matérielle que spirituelle.

Car il n'y a pas d'intériorité sans extériorité, ni de matériel sans spirituel.

La Vie (matérielle) est cosmique et une, tout comme l'Esprit (spirituel) est cosmique et un. Nous, les hommes, nous y participons totalement. Nous, les hommes, nous en participons totalement.

Nous participons intégralement à et de la Vie matérielle, à et de l'Esprit divin, mais nous l'avons oublié … ou, plutôt, notre orgueil nous l'a fait oublier.

Et l'Esprit est la Vie comme la Vie est l'Esprit.

Tout cela est absolument indissociable. Ce fut la colossale erreur cartésienne de croire le contraire.

Il est temps, comme le disait le grand kabbaliste Isaac Louria, d'opérer la grande réunification par la "réparation du vase" (tiqoun kélipah). Le "retrait" (tzimtzoum) du Divin doit déboucher sur la réintégration du Divin.

 

Notre relation au monde qui était de grande exploitation, doit redevenir de grande sacralisation. L'idée de Sacré a été, malheureusement, jetée aux orties au fil de la grande laïcisation de nos cultures et de l'avènement du nihilisme au 20ème siècle.

Qu'est-ce que le Sacré ? Ce à quoi l'on est prêt à se consacrer jusqu'au sacrifice de ses petits conforts, de ses petits caprices, de ses petits orgueils.

Qu'est-ce que la sacralisation ? Le chemin qui mène du profane au Divin, le chemin qui mène au-delà de la profanisation de nos existences et de la profanation de la Vie et de l'Esprit.

Qu'est-ce qui est Sacré ? La Vie et l'Esprit au sens cosmique et dans leur indissociabilité.

Il nous faut impérativement renouer les liens qui nous unissent à la Vie cosmique et à l'Esprit cosmique, donc au Sacré cosmique, donc au Divin cosmique.

 

Mais comment faire ? Toutes les traditions mystiques ont, chacune, baliser un chemin spécifique et particulier pour hisser l'humain au niveau du Divin par les voies du Sacré ; chacune a ses techniques, ses rites, ses symboles.

Mais tous ces chemins passent toujours par trois étapes successives : la Libération, la Révélation et la Purification.

 

Libération.

Il s'agit de se libérer de la Profanité.

Le voyage initiatique part de la Profanité et tend vers la Divinité en passant par la Sacralité. Le monde profane est le monde tel qu'il se présente aux humains non initiés : un monde d'apparences et d'illusions ; un monde incompris, souvent ; un monde qui semble incohérent et désordonné, injuste et douloureux ; un monde vu comme un assemblage hétéroclite de choses et d'êtres, sans lien entre eux, vaguement poussés en avant par une causalité abstruse ; un monde qui n'aurait ni sens, ni valeur ; un monde qui ne serait qu'un réservoir de ressources livrées au pillage et au saccage des humains. Le point de départ de tout cheminement spirituel, c'est de prendre conscience que ce monde désordonné des apparences et des illusions, n'est pas le Réel, mais seulement sa manifestation. Les kabbalistes disaient qu'il faut regarder le monde comme un Royaume pour pouvoir aller à la rencontre du Roi.

 

Révélation.

La Révélation est celle, précisément de la Sacralité. Le monde n'a pas changé, mais notre regard, lui, est profondément transformé. On ne peut que penser à Moïse, seul, en haut de la montagne du désert de Sin qui, sur deux tables de pierre, grave les dix points de sa Loi c'est-à-dire le nom des dix ponts qui permettent de sacraliser la Vie et l'Esprit.

Cinq pour l'Esprit, d'abord : reconnaître le Divin, comprendre l'Unité du Réel, ne pas profaner ce Réel, respecter le Shabbat (c'est-à-dire la consécration de soi) et honorer sa généalogie (c'est-à-dire la Vie qui engendre les vies).

Cinq pour la Vie, ensuite : ne pas tuer (casser la Vie), ne pas mentir (maudire la Vie), ne pas voler (détourner la Vie), ne pas mentir (trahir la Vie), ne pas jalouser (dénigrer la Vie).

La Révélation mosaïque n'est évidemment pas la seule. Il en est bien d'autres. A chacun de choisir la sienne, de s'y tenir et d'y persévérer sachant que : "Toutes les rivières mènent au même océan ; suis celle qui passe devant ta porte".

 

Purification.

Recevoir la méthode c'est initier le chemin, mais ce n'est pas encore parcourir le chemin. Le long chemin de la Purification de soi et de l'autour de soi. Le long chemin de l'accomplissement de soi et de l'autour de soi au service de la Vie et de l'Esprit.

Le fronton du Temple d'Apollon à Delphes s'ornait de plusieurs phrases, dont celle-ci : "Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux" … dont on n'a, malheureusement,  retenu que le très narcissique premier segment : "Connais-toi toi-même". Sur la voie de la Purification, il faut inverser l'aphorisme : "Oublie-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux".

Il ne s'agit pas de tuer le "moi", mais de le mettre au service de ce qui le dépasse. Il ne s'agit pas d'une abnégation sacrificielle, il s'agit d'un dépassement : dépasser l'ego pour devenir soi au service du Soi. Nietzsche, inspiré par Pindare, avait écrit ceci : "Deviens ce que tu es et fais ce que toi seul peux faire". Le "moi" a ce rôle à jouer d'être le dépositaire d'une mémoire, d'une intelligence, d'une sensibilité, d'une volonté et d'une conscience uniques et spécifiques, capables de se mettre au service de la Vie et de l'Esprit, plutôt que de lui-même.

C'est cela qu'il faut apprendre à changer.

Marc Halévy

Le 17 juillet 2020