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Qu'est-ce que la Christianité ?

J'appelle "Christianité" le modèle civilisationnel qui sévit en Europe depuis la fin de l'empire romain, depuis que Théodose Ier, en 380, suite au concile de Nicée de son grand-père Constantin (en 325), a décrété le christianisme comme seul et unique religion de l'empire. Théodose fut le dernier empereur romain avant la rupture entre latinité et hellénité, et les invasions gothe

Quel est donc ce modèle civilisationnel appelé Christianité (qui s'étend de l'an 400 à l'an 2030 et dont la Modernité est le dernier des trois paradigmes constitutifs) ?

Pour répondre, reprenons les six dimensions de tout paradigme … Mais essayons de les développer en les dégageant de toute connotation religieuse, en se souvenant, par exemple, avec Friedrich Nietzsche, que les idéologies socialistes ne sont que des laïcisations des valeurs profondes du christianisme. Autrement dit, le socialisme, qui appartient au 19ème et 20ème siècles, n'est que la version moderniste et déspiritualisée du christianisme.

Sur quelles généalogie et identité se fonde la Christianité ?

Bien sûr, la racine profonde de la christianité (tant religieuse qu'idéologique ou laïque) est à chercher dans l'ensemble des mythes véhiculés par la Bible hébraïque et par le Témoignage chrétien (épargnons-nous, dorénavant, cette insultante dénomination d'Ancien et de Nouveau Testament).

Quel que soit le nom qu'on lui donne, le fondement des origines humaines procèdent de deux natures, l'une matérielle, l'autre spirituelle ; cette dualité est censée fonder la supériorité de l'humain sur les autres vivants. L'humain seul possèderait un esprit et une conscience : il a mangé le fruit de l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal[1] … ce qui a induit son malheur sur Terre et sa malédiction : "Tu mangeras ton pain dans la sueur de ton front".

Christianisme et socialisme partent donc d'un même socle généalogique : pour diverses raisons, la condition actuelle et réelle de l'humain est malheureuse et le travail est une punition (étymologiquement, le tripalium est un travail de maréchal-ferrant servant d'instrument de torture). Le mot-clé de la généalogie de la Christianité est : Souffrance. Remarquons qu'il y a un pont colossal entre Bouddhisme, Christianisme et Socialisme.

L'idée que la généalogie du monde aboutisse à un état général de Souffrance, leur est profondément commune.

Sur quelles téléologie et vocation se fonde la Christianité ?

De là, bien sûr, la vocation profonde de la christianité : sauver l'humanité en l'extrayant du malheur (la pauvreté d'âme ou de cœur) et de la malédiction (le travail) qui l'accablent.
La voie religieuse passe par le Salut des âmes immortelles, après la mort, par l'accès à la vie éternelle dans "l'autre monde", dans le monde céleste et divin … à la condition de l'avoir mérité par de bonnes actions durant la vie terrestre car les "méchants", eux, sont condamnés aux souffrances éternelles de l'Enfer : c'est la voie dite sotériologique.

La voie idéologique passe par le Progrès (une idée moderne s'il en est) social, parla Justice sociale (pendant du jugement dernier), par le partage des richesses, par la minimisation du travail et de ses pénibilités réelles ou imaginaires, … et l'éradication des "méchants" c'est-à-dire, selon les factions, les "bourgeois", les "riches", les "capitalistes", etc … : c'est la voie dite progressiste.

Des deux côtés donc, on retrouve cette aspiration profonde au sauvetage messianique de l'humanité (qui part donc du principe que l'humanité actuelle est malheureuse et souffrante) : messianisme chrétien qui est sotériologique voire le martyre, et messianisme socialiste qui est idéologique voire la révolution.

L'autre aspiration fondatrice est l'élimination des "méchants" et la glorification des gentils (les saints, d'un côté, le prolétariat, de l'autre).

Sur quels topologie et territoire se fonde la Christianité ?

De point de vue territorial, la Christianité professe un Universalisme sans (trop de) failles (la controverse de Valladolid montre, tout de même, quelques hésitations profondes quant aux Amérindiens). D'un côté : "Tous les hommes sont frères !" et de l'autre : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !".

La religion chrétienne, comme l'idéologie socialiste qui la prolonge, proclame qu'il n'y a qu'une seule et unique vérité et qu'elle la détient. Elle est donc valable pour tous les humains, quelles que soient leur race et leur culture.

Cet universalisme (d'ailleurs repris, aujourd'hui, par l'islamisme agressif, mais à son seul profit) est sans doute un des fondements les plus prégnant de la christianité qui a une conséquence gigantesque : l'égalitarisme. Puisque tous les humains sans dans la même condition (le péché ou la misère) et que la même vérité universelle et unique doit être reçue, à l'unisson, par chacun d'eux, tous ces humains sont fondamentalement à égalité dans le monde.

Toutes les différences s'estompent et finissent par devenir insignifiantes, face à cet unanimisme indispensable face à la vérité unique.

Sur quelles écologie, ressource ou prolifération se fonde la Christianité ?

L'essentiel n'est pas dans le monde matériel et réel puisque seule la vérité unique quant au salut futur, importe. Ce point est essentiel. Le présent n'est pas à vivre en tant que présent ; le présent est à exploiter en vue du futur. Il s'ensuit une sorte de mépris pour la matérialité, pour la chair, pour le corps ; pour les clercs chrétiens comme pour les prophètes socialistes, il s'agit d'une ascèse, d'une abnégation : seul le salut futur de l'humanité compte. Même s'il faut souffrir aujourd'hui, la gloire et la béatitude de demain en valent largement la peine.

On comprendra que tant du côté des "croyants" que du côté des "travailleurs", cette apologie de l'ascétisme fera peu d'adeptes … d'où la hiérarchisation nette entre les héros, c'est-à-dire les "saints religieux" ou les "conscientisés militants" d'un côté, et les suiveurs (censés être obéissants) c'est-à-dire les "ouailles" ou les "affiliés", de l'autre.

Un autre aspect de cette écologie est appelé "missionarisme" du côté religieux et "propagande" du côté idéologique. C'est plus que du militantisme ; c'est de l'engagement fort en vue de "convertir", en vue de faire adhérer à la vérité universelle et unique.

Pour ces obsédés du Salut futur (dans "l'autre-monde" ou dans "le monde-d'après"), le présent ne compte pas. Or, le présent est la seule réalité ; lui seul est le Réel issu du passé qui reste réel en lui. Le futur, lui, est hypothétique, idéologique, potentiel, irréel ou imaginaire. Cela signifie que la relation de la Christianité au Réel n'existe quasiment pas : son écologie est toute tournée vers l'Idéalité qui regroupe les notions d'idée, d'idéal, d'idéalisme et d'idéologie.

Sur quelles axiologie organisation et valeurs se fonde la Christianité ?

On l'a vu, tant la religion chrétienne que l'idéologie socialiste sont très hiérarchisantes (l'iconostase orthodoxe, la papauté infaillible catholique, le vœu d'obéissance des moines, la béatification marxienne, les cultes de la personnalité autour d'un Lénine, d'un Staline, d'un Mao et d'autres …, les nomenklaturas communistes, les SS national-socialistes, etc … en sont autant d'illustrations).

En fait, cette hiérarchie, tant dans le monde religieux que dans le monde idéologique,  s'échelonne en trois couches : les sacerdotaux, les ouailles et les mécréants. Entre elles, toute une typologie de relations peut existé, allant de l'obéissance à la haine en passant par la pitié, l'admiration, le refus, l'indifférence, etc …

La pyramide hiérarchique est typique de l'Eglise catholique et des régimes communistes. Des deux côtés, on parle de discipline : discipline de pénitence ou discipline de parti.

Et des deux côtés, le passage de l'état d'ouaille à l'état de sacerdotal passe par l'exemplarité morale (du moins en théorie) : c'est l'extrême rigueur morale qui, normalement, préside à la "montée" dans la pyramide ecclésiale ou partisane.

Mais qu'est-ce que la morale ? C'est bien sûr l'ensemble des règles de vie qui assurent, selon les traditions respectives, la possibilité de sauver l'humanité et de la sortir du malheur, de l'affliction, de la misère et de la malédiction.

On est là quelque part entre le décalogue biblique (très mal traduit et compris) et le petit livre rouge maoïste, entre le catéchisme catholique et le "manifeste" marxien.

Quoiqu'il en soit, l'idée centrale de l'axiologie de la Christianité est : Perfection.

Sur quelles immunologie et résilience se fonde la Christianité ?

Comment se préserver du Mal ? Comment se distancier des "méchants" ? Comment les combattre ou les convertir ? Comment préserver la pureté de la Vérité universelle unique ? Comment protéger la voie du Salut ?

Le mot-clé, ici, est : Générosité.

Cette générosité, dans le christianisme religieux, s'appelle Charité et débouche des aumônes.

Cette même générosité, dans le socialisme idéologique, s'appelle Solidarité et débouche sur des assistanats.

Cette générosité s'appuie sur deux principe déjà rencontré : l'universalisme et l'égalitarisme. Les traductions biaisées du texte biblique enjoignent ceci : "Aime ton prochain comme toi-même" (le texte hébreu dit : "Aime ton ami comme toi-même", ce qui n'est pas précisément la même chose …).

Le problème est qu'il faut avoir les moyens de sa générosité. Les contraintes économiques existent malgré que les idéalismes salvateurs ne veuillent rien en savoir.

La christianisme comme le socialisme sont tous deux fondés sur la haine des "riches". Tous deux appliquent cette sentence évangélique (Matt.:19;24) : "(…) il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu".

Au nom de l'égalité et de la justice égalitaire, il serait "injuste" qu'il puisse exister des "riches", des "très riches" et des "moins riches", voire de pauvres, voire des miséreux.

Mais la générosité des aumônes et des assistanats n'y changent rien : le chien mord la main qui le nourrit.

Ce n'est pas la richesse qui est blâmable, c'est l'égoïsme, l'égotisme ou l'égocentrisme, comme on voudra. Et l'égoïsme n'est l'apanage que des "riches", loin de là !

Sur quels métabolisme et régulation se fonde la Christianité ?

Comment harmoniser les six grands principes de vie (Souffrance, Salut, Universalité, Idéalité, Perfection et Générosité) qui sous-tendent la Christianité, comme nous venons de la voir.

Et comme toujours, ces six piliers s'opposent deux à deux et sont reliés par trois arches de régulation : Souffrance et Salut, Universalité et Idéalité, Perfection et Générosité. On mesure la profondeur des contradictions potentielles entre ces différents pôles. Il est donc indispensable de mettre en place un dispositif permettant, à la fois, de les réguler et de les optimiser.

Le mot-clé, ici, est : Communion.

Ce mot magnifique, dérive du latin : cum munire, qui signifie "construire ensemble".

Bien sûr, on connaît son sens religieux dans le christianisme et on connaît le rite éponyme qui, lors de tous les offices, en réactive la conscience et le symbole : en chrétienté, on parle de communauté, de paroisse, de congrégation, d'ordre monastique, etc …

Du côté laïque et idéologique, ce même mot pointe vers les notions de fraternité, d'amour, d'esprit de famille, de solidarité, d'égrégore ou encore … de cellule militante.

Quoiqu'il en soit, dans les deux cas, parti-pris est choisi d'une immunité collective plutôt qu'individuelle.

En synthèse …

Sans ni polémiquer, ni entrer dans trop de détails, chacun des sept mots-clés de la Christianité peut être discuté …

Souffrance : la vie réelle est un mélange de souffrance et de joie ; la souffrance est d'ailleurs souvent imaginaire et liée à une peur ; la philosophie stoïcienne a largement débattu sur l'inanité de la notion de souffrance comme fondement de la condition humaine.

Salut : l'idée de salut est une fuite en avant, un refus du présent ; et d'abord : sauver quoi et pour quoi faire ? La vie réelle est précisément dans la construction et pas dans la jouissance, fût-elle éternelle ; le seul "salut" qui soit, est de vivre ici-et-maintenant, dans le présent du Réel.

Universalité : les humains ne sont ni égaux, ni semblables ; rien n'est jamais l'égal de rien ; tout est différent de tout et unique en tout ; rien n'est universel car tout est multiple ; rien ne vaut pour tous ; il n'y a pas de vérité unique et universelle, il n'y a que des convictions et des croyances plus ou moins partagées ; c'est précisément cela, la richesse du Réel.

Idéalité : les notions d'idéal, d'idéalisme, d'idéologie et d'idéalité exprime le même refus opiniâtre d'accepter et d'assumer le Réel tel qu'il est et tel qu'il va ; or, le Réel seul a de la réalité et tout le reste n'est que fantasme, caprice, délire, imagination, rêvasserie, … ; l'idéalité est une fuite hors de la réalité ; et le Réel n'a pas à se plier aux fantasmes humains comme "égalité" ou "justice" ou "amour" ou "liberté" ; le Réel est ce qu'il est et va où il va, et c'est aux humains à y trouver leur juste et modeste place et à y construire leur accomplissement en l'accomplissant lui.

Perfection : Il faut bannir le mot "perfection" du vocabulaire ; rien n'est, ni ne sera jamais "parfait" puisque tout est perpétuellement en construction, en voie d'accomplissement de soi et de l'autour de soi ; tout est certes perfectible et devrait tenter son propre perfectionnement, mais pas pour atteindre une fantasmagorique perfection au bout du chemin, mais pour s'accomplir en cheminant ; la joie n'est pas au bout du chemin car la joie est le chemin.

Générosité : "on ne résout jamais le problème de la faim en donnant un poisson à manger, mais bien en enseignant la pêche", suggère un proverbe taoïste bien connu que je reformule ici ; la générosité par charité ou assistanat, ne fait qu'encourager la paresse et va à l'inverse du mouvement escompté. C'est une autre générosité qu'il faut pratiquer : celle de la parole et de l'enseignement.

Communion : une fraternité qui ne serait pas élective et sélective, ne tiendrait jamais, ne ferait jamais un égrégore réel, ne communierait pas comme elle le devrait pour que sorte d'elle l'œuvre qu'elle aspire à construire ; pour communier et devenir frères dans l'œuvre, il faut avoir même "père" fécondant et même "mère" fertile, et la plupart des humains sont d'abord des enfants orphelins, ravis de l'être (cela s'appelle l'égotisme), et les autres ne souhaitent que rarement reconnaître le même père et la même mère.

 

Marc Halévy

Physicien, philosophe et prospectiviste

Le 14/03/2021

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[1] Si on lit attentivement le texte hébreu, on comprend deux choses essentielles. Primo, Eve mange et donne à manger du fruit de l'Arbre qui est au milieu du jardin d'Eden, qui l'Arbre de Vie. Secundo, l'autre arbre, en hébreu, porte le nom de "l'Arbre de la Connaissance bonne et mauvaise", ce qui n'est pas la même chose.